Pascal Convert, « La couleur dit et ne dit pas »

Art press, Le siècle de Jean-Luc Godard, hors série, novembre 1998, p.39-51

 


 

 

 

 

Mais la couleur ne dit rien, rien de plus, la couleur ne dit que ce qu'elle est « Ce n'est pas du sang, c'est du rouge ».

 
   

 

 

Sayat Nova, film de Paradjanov, 1969-1971

 

 

J.-L. Godard cité par G. Deleuze dans Cinéma1, L’image-mouvement, éd. De Minuit, 1983, p.166

 

 

L'image nous touche parce qu'elle est elle-même touchée par la couleur. Godard agit avec la pellicule optique ou magnétique comme s'il s'agissait d'un tissu absorbant la couleur. Et quand il montre Sayat Nova, c'est la laine que l'on teint, des pieds nus qui lavent des tapis rouges, le grenat des premières images absorbant la blancheur de l'écran.
Inquiétude de la mémoire face aux images c’est-à-dire aux visages : obsession des visages mais aussi des mains, ces oiseaux du corps humain. Comment décrire le vol d’un oiseau sans en supprimer le mouvement, la vie ? Il y a une impossibilité commune des images, des visages et des mains à être décrits. Ils opposent la même résistance à la description. Il ne reste plus qu’à les nommer, à les chanter, à en donner un des textes possibles… ou à en révéler la couleur. La couleur du ciel, celle des nuages, du soleil ou de la nuit, la couleur écartelée entre le rien et le tout, trace rémanente de la volatilité des corps.
Car la couleur est bien cela, le décor des corps, non comme surface colorée sur laquelle viendraient s’inscrire des figures, mais la trace de la beauté de leur cœur*. Un cœur plié que la couleur déploie**, couleur qui se diffuse au-delà du visible, dans nos cœurs.

 

 

 

*Cf.G. Didi-Huberman, Fra Angelico, Dissemblance et figuration, Flammarion, 1990, p.61 : « (…) Ainsi la pulchritudo est-elle la beauté extérieure, la beauté du corps et de l’aspect. Au contraire, décor se dit de DECUS CORDIS, la beauté du cœur : elle est donc préférable à l’autre, parce qu’elle est intérieure, cachée, parce qu’elle propage, un éclat moral et spirituel. »

**Un maître en Origami, art des papiers japonais, donne comme traduction imagée de l'Origami l'art de plier les cœurs. Il est à noter que J. Albers enseignera l'art de l'Origami comme art du montage au Bauhaus.

   
C’est pourquoi l’usage de la couleur, dans Histoire(s) du cinéma, entre en conflit avec l’effet perspectif, c’est-à-dire avec l’effet réaliste propre à l’enregistrement photographique et cinématographique. « Faire une photographie en couleurs n’est pas faire un tableau (et faire un tableau n’est pas non plus reproduire avec exactitude des couleurs naturelles) parce que la couleur en peinture est jugée selon des accords internes, et non en fonction d’une justesse par rapport à un modèle (alors que) la couleur en photographie est d’abord perçue dans sa référence à la réalité, référence manifeste mais subjective. » Il s’agit donc de défaire ce lien mécanique et, au travers de la peinture, c’est-à-dire de la couleur, c’est-à-dire de la touche, de retrouver le lien indiciel, tactile, physique avec le réel.

 

 

 

 

M.Frizot, « Une étrangeté naturelle, l'hypothèse de la couleur », Nouvelle Histoire de la photographie, Bordas et Adam Biro, 1994, p.422