Roland Barthes, « Le troisième sens » (1970, Cahiers
du cinéma)
in L'Obvie et l'obtus, Essais critiques III, Éditions du Seuil, collection
Points Essais.
Par quoi l’on voit que
l’ « art » de
S.M. Eisenstein n’est pas polysémique : il choisit
le sens, l’impose, l’assomme (si la signification est débordée
par le sens obtus, elle n’est pas pour cela niée, brouillée) ;
le sens eisensteinien foudroie l’ambiguïté. Comment ?
Par l’ajout d’une valeur esthétique, l’emphase.
Le « décoratisme » d’Eisenstein a
une fonction économique : il profère la vérité.
Voyez l’image IV : très classiquement, la douleur
vient des têtes penchées, des mines de souffrance, de la
main qui sur la bouche contient le sanglot ; mais tout cela une
fois dit, très suffisamment, un trait décoratif le redit
encore :
la superposition des deux mains, disposées esthétiquement
dans une ascension délicate, maternelle, florale, vers le visage
qui se penche ; dans le détail général (les
deux femmes), un autre détail s’inscrit en abyme ;
venu d’un
ordre pictural comme une citation des gestes d’icônes et
de pietà, il ne distrait pas le sens mais l’accentue ;
cette accentuation (propre à tout art réaliste) a ici quelque
lien avec la « vérité » : celle
de Potemkine. Baudelaire parlait de « la vérité emphatique
du geste dans les grandes circonstances de la vie » ;
ici, c’est la vérité de la « grande circonstance
prolétarienne » qui demande l’emphase. L’esthétique
eisensteinienne ne constitue pas un niveau indépendant ;
elle fait partie du sens obvie, et le sens obvie, c’est toujours,
chez Eisenstein, la révolution. |
La
conviction du sens obtus, je l’ai eue la première
fois devant l’image V. Une question s’imposait à moi :
qu’est-ce donc qui, dans cette vieille femme pleurante, me pose la
question du signifiant ? je me persuadais vite que ce n’étaient,
quoique parfaits, ni la mine ni le gestuaire de la douleur (les paupières
fermées, la bouche tirée, le poing sur la poitrine) :
cela appartient à la signification pleine, au sens obvie de l’image,
au réalisme et au décoratisme eisensteiniens. Je sentais
que le trait pénétrant, inquiétant comme un invité qui
s’obstine à rester sans rien dire là où on n’a
pas besoin de lui, devait se situer dans la région du front : la
coiffe, le foulard-coiffure y était pour quelque chose. Cependant,
dans l’image VI, le sens obtus disparaît, il n’y a plus
qu’un message de douleur. J’ai alors compris que la sorte de
scandale, de supplément ou de dérive imposée à cette
représentation classique de la douleur, provenait très précisément d’un rapport ténu : celui de la coiffe basse, des yeux
fermés et de la bouche convexe ;
ou plutôt, pour reprendre
la distinction de S.M.E. lui-même entre « les ténèbres
de la cathédrales » et « la cathédrale
enténébrée », d’un rapport entre
la « basseur » de la ligne coiffante, anormalement
tirée jusqu’aux sourcils comme dans ces déguisements
où l’on veut se donner un air loustic et niais, la montée
circonflexe des sourcils passés, éteints, vieux, la courbe
excessive des paupières baissées mais rapprochées
comme si elles louchaient, et la barre de la bouche entrouverte, répondant à la
barre de la coiffe et à celle des sourcils, dans le style métaphorique « comme
un poisson à sec ». Tous
ces traits (la coiffe loustic, la vieillarde, les paupières qui
louchent, le
poisson) ont pour
vague référence un langage un peu bas, celui d’un déguisement
assez pitoyable ; joints à la noble douleur du sens obvie,
ils forment un dialogisme si ténu, qu’on ne peut en garantir
l’intentionnalité. Le propre de ce troisième sens est
en effet — du moins chez S.M.E. — de brouiller la limite qui
sépare l’expression du déguisement, mais aussi de donner
cette oscillation d’une façon succinte : une emphase
elliptique, si l’on peut dire. (p. 48-49. La citation de GDH est en orange) |
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