Ouvrir le cinéma

 
ansedonia
  le geste, la parole, le penser : (dé)tours
 
 
 
GENESE
au cours des séances
depuis le début
 
STYLE
à table
carnets de bord
> carnet d'annick
(RE)PERES
à lire
constellation
entre nous 
> jean oury
index
 
TERRAINS
TECHNE
PLUMES
DANS L'INSTANT
CONFIDENCES
LE COIN DES AMIS
LE COIN D'ANNICK BOULEAU
filmographie
CONTACT
RETOUR ACCUEIL
 
 
 
 
 

Voyage en Italie : entretiens


 
Recueillis, retranscrits et traduits par Annick Bouleau.
Publiés dans Voyage en Italie de Roberto Rossellini, Alain Bergala, Edtions Yellow Now, collection « Long métrage », 1990, p.129-145.

[Document PDF 144 Ko] [Télécharger]


On trouvera ici des entretiens avec Enzo Serafin, directeur de la photo, Maria Mauban  et Paul Muller, acteurs, Jolanda Benvenuti, monteuse. Je renvoie à l'ouvrage pour la consultation du témoignage de George Sanders qui complète le « puzzle » selon le terme employé par Alain Bergala dans l'introduction à cette annexe de son livre. Les entretiens ont été réalisés à sa demande : j'avais pour « mission » d'élucider certains points de méthode sur le tournage et le montage du film. (a.b.)

Enzo SERAFIN
Rome, 22 juillet 1989, chez lui, en compagnie de son épouse Marisa, dans le quartier résidentiel de Parioli, au-dessus de la Villa Borghese.
Le cinéma c’est comme une famille. Roberto Rossellini habitait ici, à côté de chez moi. On avait souvent l’occasion de se voir. A l’époque, j’étais sous contrat avec une maison de production importante, la Rizzoli Films. Quand Rossellini pensa faire Voyage en Italie il se souvint d’un film que j’avais tourné, Il Processo alla Città, de Luigi Zampa, que la critique avait accueilli comme un des plus beaux films tournés à Naples. Il m’appela de chez son avocat, qui habitait tout près, et me dit : « C’est toi qui dois absolument faire mon prochain film qui démarre bientôt. » Je lui ai répondu : « Si tu veux, mais demande à Rizzoli parce que je suis sous contrat avec eux. » Alors il m’a dit : « Tu ne bouges pas d’ici tant que je n’ai pas résolu ce problème parce que tu dois absolument faire ce film ! » Par l’intermédiaire de son avocat, ils ont réussi à se mettre d’accord avec Rizzoli et j’ai fait ce film dont le tournage a duré, je crois, huit – neuf semaines.
A ce moment-là, j’étais un peu l’opérateur à la mode parce que j’avais révolutionné la manière d’éclairer. A l’époque, le système d’éclairage était un système à effets : effets de fenêtre, effets de contrejour dans les cheveux des acteurs, etc… Antonioni, Rossellini, tous ces nouveaux metteurs en scène voulaient une photographie plus brute, comme on la fait à la télévision, une lumière plus vraie, plus naturelle. C’est pourquoi j’ai dû révolutionner le système d’éclairage, ne plus utiliser les projecteurs habituels mais chercher autre chose. Je crois que Roberto avait vu aussi Il Medium de Menotti : c’est un opéra que nous avions filmé ici, à Rome, avec un nouveau style de photographie. Mais il me voulait aussi parce que dans le milieu du cinéma, quand on se met à dire du bien de quelqu’un, c’est comme un vent très fort ! Quand on se met à dire du mal, c’est pareil d’ailleurs ! Aujourd’hui, ce type de lumière a été adopté un peu partout dans le monde. C’est un système d’éclairage où la lumière ne frappe pas directement les acteurs mais donne à la scène suffisamment de lumière pour être impressionnée sur la pellicule et développée au laboratoire. C’est vrai qu’il n’est pas toujours possible de ne tourner qu’avec de la lumière indirecte, il faut malgré tout de temps en temps faire quelques reflets. Mais à cette époque, nous avons surtout cherché à copier la lumière naturelle, celle qui entre ici, par exemple, en cherchant à éviter tous les effets qui peuvent aussi être très beaux mais qui relèvent plus du théâtre que du cinéma.
D’Amérique j’avais ramené de petites lampes qu’on appelait photofloods ou photospots. C’était au cours d’un de mes premiers voyages aux Etats-Unis, j’avais rencontré un opérateur réputé, Milton Krasner, qui était l’opérateur attitré de Marylin Monroe. Il m’avait invité à aller à la Fox. Et là, j’ai vu ces petites lampes : ils les installaient en batterie dans de grands châssis devant lesquels ils mettaient un voile, pour adoucir, atténuer les ombres, ils appelaient ça des mini-brutes. En voyant ces lampes, je me suis dit : « C’est pour nous, c’est pour notre manière de tourner dans de petits décors naturels où on se fait chasser au bout d’un demi-heure si on plante des clous dans les murs. » Alors, avec mon vieil électricien, on a trouvé un système avec des pinces qui s’attachent facilement n’importe où, et des résistances pour diminuer ou augmenter l’intensité. Par exemple, dans l’épisode anglais de I Vinti que nous avions tourné à Londres avec Antonioni, il y a toute une séquence dans un bus qui roule, avec des acteurs qui se déplacent, qui a été éclairée avec ces lampes. A Londres, les journaux, la télévision, tout le monde venait fureter pour voir ce nouveau système, ces lampes qui tenaient dans une petite caisse de rien du tout, alors qu’ils étaient habitués à de gros projecteurs. D’ailleurs, cet équipement révolutionnaire, on me l’a volé pendant ce tournage londonien, on a dû faire appel à Scotland Yard pour découvrir finalement que c’était notre inspecteur de production qui l’avait emporté parce qu’il trouvait le système formidable ! L’Invidia de Rossellini a aussi été tourné avec ces floods dans un petit appartement via Margutta, en décors naturels.
On voit très bien ce système d’éclairage dans la séquence du musée, dans le Voyage, où il n'y a aucun effet. Généralement, dans une séquence de ce type, le chef-opérateur va mettre un arc ici, un projecteur là, etc… pour construire un à un les effets. Au lieu de cela, nous avons cherché à rendre la lumière naturelle, en l’augmentant simplement un tout petit peu. Il faut bien sûr prendre soin du visage de l’actrice, mais toujours avec ces softlights.
Roberto Rossellini était un metteur en scène qui ne connaissait pas le mot « patience ». Quand il disait : « On tourne ! », il voulait que tout soit déjà prêt. C’est pour cela que par la suite il utilisera beaucoup le zoom.
Marisa SERAFIN : Dans la scène finale, il a utilisé la grue.
Annick BOULEAU : Quand et comment ont été décidés ces mouvements à la grue ?
E.S. : Déjà le fait d’avoir fait transporter la grue sur place veut dire que Rossellini avait l’intention à l’avance de l’utiliser. Pour la séquence finale, on lui avait dit qu’il y avait cette procession ; c’était à Maiori, près d’Amalfi. Dans un certain sens, Voyage en Italie est presque un documentaire. Parce que lui, grâce à ses amitiés, à son habilité de charmeur de serpent, savait toujours là où il allait se passer quelque chose. Un autre exemple, la découverte du couple à Pompéi : il était très ami avec le directeur du musée de Pompéi, alors pendant qu’on tournait, celui-ci a fait savoir à Rossellini qu’ils allaient découvrir quelque chose. Alors on y est allé et ça s’est passé devant nous, il n’y a rien de faux, c’est du documentaire !
A.B. : Mais ils ne savaient vraiment pas ce qu’ils allaient découvrir, que c’était un couple ?
E.S. : Non, on savait plus ou moins qu’il y aurait probablement le corps de quelqu’un, mais le fait que ce soit un couple, face au couple qui se sépare, c’était quand même quelque chose ! Mais je vous assure qu’il n’y a eu aucune préparation.
M.S. : C’est comme le miracle à la fin de la procession.
E.S. : Il y a quelqu’un qui ne marchait pas et qui s’est mis à marcher.
A.B. : Donc ce n’est pas une scène jouée ?
E.S. : Non, ce n’est pas une scène qui fait partie de la mise en scène du film. Mais Rossellini était tellement lié à la magie (rires) qu’il pouvait arriver n’importe quoi ! Tous les gens que vous voyez dans la scène, c’est un vrai public, il n’y a ni comparses ni figurants ! Mais c’est vrai aussi qu’il y a beaucoup de miracles dans cette région-là…
M.S. : Je me souviens de l’histoire avec cette actrice française, Maria Mauban. Elle a été engagée parce qu’il devait se passer quelque chose entre son personnage et celui de George Sanders. Lui devait partir pour Capri, s’éloigner de sa femme, et avoir une aventure avec elle. Alors Roberto a espéré longtemps qu’il se passerait réellement quelque chose entre Maria Mauban et George Sanders, et on a attendu pendant des jours et des jours qu’il y ait un flirt, un feeling, au moins quelque chose, mais il ne se passait rien, vraiment rien et toujours rien entre eux. Alors un jour, Rossellini a fini par dire : « Bon, on va tourner ». Il a fait plâtrer une jambe à Maria, comme si elle avait eu un accident et il a tourné leur histoire d’une autre façon.
Dans le film, le rôle de George Sanders était celui d’un homme qui a l’intention de se séparer de sa femme, avec laquelle il s’est fâché. Alors Roberto, qu’est-ce qu’il a fait ? Il a abandonné George Sanders tout seul, dans un hôtel, pendant que toute la troupe était dans un autre. Et lui, le pauvre diable, est resté tout seul, à s’ennuyer, il était fâché, il me téléphonait parfois pour me dire qu’il voulait retourner à Hollywood, je lui disais : « Mais non, patience ! ». Le soir, nous allions tous dîner avec Roberto, sauf lui. Quand on lui disait : « Pourquoi tu traites comme ça le pauvre Sanders ! » Il répondait : « C’est son rôle, il faut qu’il le fasse, qu’il soit tendu et angoissé ». Sanders était aussi angoissé parce qu’il ne savait pas ce qui allait se passer le lendemain, ce qu’on allait tourner. On essayait tous de le savoir, mais même Roberto ne le savait pas…
E.S. : De temps en temps, le directeur de production, qui était un bon ami, me téléphonait pour me demander si je savais quelque chose sur ce qu’on allait faire le lendemain. Alors je répondais : « Ça !… » (rires) Ils écrivaient les scènes avec le mari de la Proclemer, Vitaliano Brancati, mais tout le reste de la troupe ne savait rien ! Même pas Ingrid, parce que lorsqu’elle ne tournait pas, elle restait toujours avec nous. Quand on allait chercher un acteur pour tourner, il voulait toujours savoir ce qu’on allait tourner, et le plus facile était de demander à Ingrid. Et la pauvre Ingrid se tournait vers Roberto et lui disait : « Roberto, qu’est-ce que je dois lui dire ? » Lui : « Dis-lui ce qui te passe par la tête ! »
M.S. : Je me souviens que la veille du tournage de la scène finale — j’étais avec eux et j’ai tout entendu — Sanders est allé chez Ingrid et il se plaignait : « Mais qu’est-ce que je fais là ? Je ne sais même pas ce que je vais faire demain ! » Alors Ingrid, gentille, est allée près de Roberto et lui a dit : « Dis-lui quelque chose, c’est quand même la fin du film, cette scène ! » D’un coup Roberto lui a répondu : « Dis-lui qu’il me casse les couilles ! » (rires) Alors Ingrid va de l’autre côté près de Sanders et lui dit : « Tu vas faire une scène formidable, il a déjà tout dans sa tête, tu vas voir, ça va être splendide ! ».
E.S. : Je crois qu’à son retour à Hollywood Sanders a fait une déclaration un peu hostile. Effectivement il a été mal traité, mais involontairement, parce que Rossellini cherchait une autre façon de tourner. Plus qu’un metteur en scène, il avait quelque chose d’un magicien, une sorte d’intuition. Sa manière de tourner et de raconter une histoire était révolutionnaire, dans tous les sens du terme, mais jamais compliquée, toujours très simple. Une fois, cependant, il m’a mis dans le pétrin. Nous étions à Capri depuis cinq-six jours, sans tourner, et il nous a demandé de tourner… de nuit ! Donc la mer de Capri, le panorama de Capri, et on ne voit rien du tout, en tout cas très peu. George Sanders m’a dit :« Mais vous êtes tous un peu fous ! Regardez cet endroit ! Cinq jours ici à ne rien faire et vous m’appelez pour tourner de nuit ! » On a donc tourné de nuit alors que ce n’était pas prévu. Avant de partir à Capri, j’avais demandé à Rossellini ce qu’il fallait comme lumière. Il m’avait répondu : « Je ne sais pas encore ». Alors on a emporté un groupe électrogène, mais un petit : 20 kW. A cette époque — on a tourné en noir et blanc — j’avais l’habitude d’utiliser différentes émulsions de pellicule : de jour, j’utilisais la normale, la Dupont, et de nuit, j’utilisais la Ilford ou un autre pellicule très sensible. Sinon, avec la méthode de tourner d’Antonioni ou de Rossellini, c’était à devenir fou !
Ce jour-là, donc, quand il a annoncé qu’on allait finalement tourner, il devait être déjà cinq — six heures de l’après-midi, alors le temps de maquiller les acteurs, de transporter le matériel, il faisait déjà nuit…
M.S. : Alors, au lieu de diriger sa caméra côté mer pour voir qu’on était à Capri, Rossellini l’a dirigée vers le mur pour que Enzo puisse éclairer. Ce qui fait qu’on a été à Capri pour finalement ne pas voir Capri dans le film. On pourrait être n’importe où ailleurs !
A.B. : Comment on été filmés les plans documentaires du début ? Les plans de route avec les buffles, les plans de rues napolitaines. Avant ou pendant le reste du film ?
E.S. : Pendant les déplacements d’un lieu à un autre, on profitait pour tourner des choses sans les acteurs, de la vitre de la voiture.
A.B. : La voiture qui est dans le film ?
E.S. : Pas forcément : ça pouvait être la mienne, ou une des nombreuses voitures que nous avions avec nous. Quand nous nous déplacions d’un endroit à un autre, c’était comme une caravane de gitans. Lui, avec sa Ferrari toute neuve, Ingrid et les enfants dans une grosse voiture anglaise genre Rolls-Royce, et puis chacun de nous avec sa propre voiture, toujours ensemble, les repas et tout.
Avec Rossellini, il fallait toujours être prêt avec la caméra. Une grosse femme, un enterrement, ou quelque chose d’autre : « Vite, on tourne! » Il y avait un autre metteur en scène avec qui j’ai travaillé qui était un peu comme lui de ce point de vue-là, c’est Pasolini. Parce que les intuitions, les idées, leur venaient en marchant. C’est eux qui devraient avoir la caméra en main. D’ailleurs Pasolini tenait toujours la caméra, Roberto non parce qu’il était paresseux comme homme. Mais c’est quelqu’un qui vient du documentaire, il ne faut pas oublier que c’est un journaliste qui utilise les moyens du cinéma. Quelqu’un qui voit les choses et qui doit les enregistrer immédiatement. Ce n’est pas un théoricien, celui qui écrit, qui prend des notes… Naturellement, il devait aussi raconter une histoire. Mais les acteurs n’étaient jamais mis au courant, ils ne savaient jamais ce qu’on allait faire, et lui, grâce à ça, était sûr d’obtenir d’eux le maximum de sincérité, ils étaient toujours en condition pour être naturels.
A.B. : Comment s’y prenait-il avec les acteurs ?
E.S. : il se tortillait une mèche de cheveux derrière l’oreille droite, il a toujours eu cette manie. C’était Ingrid qui servait d’interprète : le moment venu, il voulait qu’elle fasse comprendre à George Sanders ce qu’il avait en tête, ce que Sanders devait exprimer. Et comme il n’était pas persuadé d’avoir été compris, il disait à Ingrid : « Dis-lui d’une autre façon ! » C’était le seul moment où il pouvait passer du temps, autrement il était très rapide.
A.B. : Il ne parlait pas à Sanders ?
E.S. : il ne parlait pas anglais, ou très peu, donc il devait toujours passer par son interprète, Ingrid.
M.S. : C’est aussi qu’il le méprisait un peu…
E.S. : C’était parce que, selon lui, l’acteur de Hollywood devait être « purifié » parce qu’il avait pris de mauvaises habitudes : lire le scénario, l’étudier un mois avant. Il disait : « Mais comment est-ce possible de raconter une histoire basée sur la vie-même en y pensant longtemps à l’avance ? »
M.S. : Je me souviens du couple de la villa, Tony et Natalia, il les avait connus en Amérique. C’était des jeunes mariés, très mignons tous les deux, mari et femme, et il a tout fait pour les faire venir, pour avoir ce type de personnages, tout à fait authentiques, plutôt que des acteurs. C’est aussi parce qu’ils parlaient anglais, lui était italo-américain, elle vénitienne.
A.B. : Vous étiez une équipe de combien sur ce tournage?
E.S. : Une équipe normale, une vingtaine de personnes au maximum.
A.B. : Et l’équipe image ?
E.S. : Rossellini avait ses propres machinistes et ses propres électriciens auxquels il était très attaché, des sortes de soldats. Ce n’était pas forcément agréable pour nous car ils étaient un peu gâtés, Rossellini était très généreux. Normalement, ce sont des gens qui dépendent du directeur de la photo, et quand on leur fait signe ils accourent aussitôt : « Qu’est-ce qu’il y a, Sorè ? » (on m’appelait « Sorè »), mais les techniciens de Rossellini, c’était plus difficile de les faire ses déplacer, travailler. Mais cela a très bien marché malgré tout. Je crois me souvenir que j’avais réussi à faire venir quand même mon cadreur, mon chef-électricien et mes assistants. Nous avions loué la caméra à Cinecittà, une Mitchell, qui est une caméra extraordinaire, justement pour obtenir le maximum de qualité. Parce que ce système d’éclairage est quand même très dangereux : il aplatit tout. Or au contraire, dans le film, la lumière n’est pas plate. Je l’ai revu lors de la rétrospective Rossellini à Pesaro et j’ai été vraiment étonné parce que l’image est d’une bonne qualité.
A.B. : Quels objectifs avez-vous utilisés ?
E.S. : Dans ce film, je crois qu’on a beaucoup utilisé le 32, qui est bien pour tout, et les objectifs normaux, pas de grands angulaires. Les gros plans sont faits au 50 ou au 75, il n’a jamais voulu que je mette un diffuseur pour les gros plans d’Ingrid Bergman. Je le lui avais proposé parce qu’elle commençait à avoir quelques légères rides au cou, mais il a dit non, il ne voulait pas employer de trucages de ce genre.
A.B. : Mais Bergman était d’accord ?
E.S. : Ingrid était complètement d’accord. Tout ce que disait Roberto lui convenait : elle était amoureuse !
M.S. : Elle voulait toujours être présente personnellement sur le tournage, alors que toutes les grandes actrices ont une doublure. Elle n’en a jamais voulu. Enzo construisait directement la lumière sur elle, jamais sur une doublure-lumière. Elle était très professionnelle et toujours très ponctuelle.
E.S. : C’était deux caractères très différents, Roberto et Ingrid, comme l’eau et l’huile… le mélange est impossible. L’un des deux devait céder, c’est Ingrid qui a cédé. Pour en revenir au tournage, la seule chose qu’on ne pouvait pas faire avec Roberto, et qu’aiment beaucoup les directeurs de la photo aujourd’hui, c’est, lorsqu’on est en extérieurs, tourner quand la lumière est juste, quand elle est belle. Avec Rossellini, impossible : on tournait quand il fallait tourner, il se moquait complètement des effets de lumières et de toutes ces choses-là. Ce qu’il voulait, c’était raconter d’une manière vraie, sans artifices.
A.B. : Vous visionniez les rushes tous les jours ?
E.S. : Non, parce qu’on envoyait la pellicule au laboratoire à Rome. Les rushes arrivaient de temps en temps seulement. Alors on allait les voir au cinéma de Naples. Je crois me souvenir que le propriétaire du laboratoire avait mis un peu d’argent dans le film. Mais le vrai producteur du film, Fossataro — il habite encore à côté, dans l’immeuble où habitait Rossellini — n’a jamais réussi, le pauvre homme, à comprendre comment tout cela fonctionnait, il n’était pas du milieu du cinéma.
M.S. : En fait toute la maison lui appartenait et il a donné cet appartement à Rossellini comme salaire !
E.S. : Pour arriver à travailler, Rossellini devait faire beaucoup d’acrobaties. A cette époque, ses films n’avaient pas beaucoup de succès. C’était la même chose pour Antonioni, ils étaient très critiqués. En Italie, on disait : « Il a détruit la Bergman ». A tel point que lui-même racontait que si on mettait une traite dans une pièce obscure, il saurait trouver infailliblement l’endroit pour signer. Il était tellement habitué à signer des traites ! Il était toujours préoccupé par des questions d’argent, c’est un problème qui le hantait terriblement parce qu’il y avait aussi la famille qui lui coûtait cher. Et puis le cinéma en Italie, à l’époque, se faisait avec des acrobaties financières incroyables, des traites, des débits… Les ventes à l’étranger étaient très rares et les circuits nationaux, à part des films du genre de ceux de De Sica… Alors, toute cette nouveauté a posé pas mal de problèmes : Antonioni est resté trois ans sans travailler parce que ses films ne marchaient pas… Maintenant c’est un grand nom du cinéma ! Indépendamment de ces questions d’argent, je voudrais finir sur une chose que j’ai toujours dit de Roberto, c’est que le cinéma lui allait bien, ce n’était pas un effort, jamais. J’ai travaillé avec des metteurs en scène pour qui c’était une vraie souffrance. Pour Rossellini, au contraire, c’était d’une facilité !

Maria MAUBAN
Paris, 18 mars 1988, chez elle, en plein ciel, au 31e étage…
A l’époque, pour faire une co-production, il fallait qu’il y ait des acteurs des deux pays, mais de façon équilibrée, c’est-à-dire des acteurs étrangers qui aient le même prestige que les acteurs du pays où se tournait le film. Pour le Voyage en Italie, il fallait donc qu’il y ait une partie de la distribution qui soit française, et pas seulement dans les petits rôles mais dans les rôles importants. A l’époque, je tournais beaucoup, on me convoque, on me dit : « Voilà, Rossellini vous a demandée ». Et on me raconte un scénario sur un couple — c’était Ingrid Bergman et George Sanders — où j’étais la maîtresse de George Sanders, ce qui créait des problèmes terribles. D’après le producteur, j’avais un rôle aussi grand que les deux autres. En fait, je pense que Rossellini ne m’avait pas demandée du tout.
J’ai accepté de partir en Italie sans avoir vu de scénario, en me disant : « Rossellini, c’est quand même un nom suffisant pour faire confiance ». J’avais vu, je crois, Rome, ville ouverte, et je l’avais beaucoup aimé, avec la Magnani qui était formidable. Et Rossellini pour moi était évidemment un grand nom du cinéma. C’était une époque où j’avais beaucoup de propositions, j’avais le choix, c’est-à-dire qu’il n’y avait aucune nécessité que j’aille faire de la figuration parlante dans ce film, mais à ce moment-là je ne pouvais pas savoir ce qui m’attendait. D’ailleurs on me payait comme si j’allais réellement tourner un premier rôle, ils n’avaient pas lésiné. J’étais engagée pour jouer un rôle principal, aux côtés de Bergman et de Sanders, j’étais très heureuse !
Jusque-là je n’avais pas rencontré Rossellini, mais il s’en fichait complètement. Tout ce qui l’intéressait, c’était de monter sa co-production, on lui envoyait une actrice qui avait un nom suffisant pour faire l’affaire, il ne regardait pas plus loin.
Je suis arrivée directement à Naples, et ils m’ont mise dans un des meilleurs hôtels du bord de mer. Eux, c’est-à-dire toute la troupe, étaient dans un hôtel à côté. Et on m’a laissée toute seule à l’hôtel pendant trois semaines, sans aucune nouvelle du metteur en scène. Je m’ennuyais à mourir, j’étais très triste. Je connaissais déjà Naples, j’avais pas mal visité, j’ai continué à visiter, mais enfin, quand même, c’est dur de rester dans un pays étranger à l’hôtel, toute seule, pendant trois semaines ! Je commençais à en avoir assez. On me téléphonait de temps en temps : « Monsieur Rossellini vous verra bientôt. Ne vous impatientez pas, on va venir vous chercher. » J’ai appris plus tard, par Paul Muller, que pendant ce temps Rossellini s’arrachait les quelques cheveux qui lui restaient en disant : « Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire faire à la Française ? » La Française, c’était moi, et la vérité c’est qu’il n’y avait pas de rôle du tout… C’est pour ça qu’il avait préféré ne pas me voir pendant trois semaines, il était très embarrassé.
Et puis un beau jour, au bout de trois semaines, on est quand même venu… me plâtrer la jambe ! Je n’ai jamais su et je me demande encore pourquoi, vous le savez, vous ? On m’a simplement dit : « On va vous plâtrer la jambe parce que vous vous êtes cassé la jambe dans le scénario ». Dans le film, en fait, on n’y fait aucune allusion et ça n’a aucune importance. C’était peut-être pour me donner l’illusion que j’avais un rôle marquant ! Ou pour me faire prendre patience.
A Naples, on a tourné une scène dans un restaurant où franchement je ne savais pas ce que je faisais. Rossellini était un homme très courtois et très gentil, mais ce n’était quand même pas un monsieur à qui on tapait sur le ventre. Il était très charmant, bien qu’à l’époque il me paraissait déjà un vieux monsieur chauve… J’étais quand même très jeune dans les années 50. Je me rappelle que l’atmosphère, sur ce tournage à Naples, n’était pas très agréable parce que Rossellini et Bergman devaient être sur la fin de leur mariage et s’accrochaient un peu dans le travail.
Ensuite, on m’a emmenée à Capri où on devait tourner. On est encore restés peut-être quinze jours — trois semaines sans rien faire, mais là ça a été des vacances formidables parce que — même toujours avec le plâtre — j’ai bien profité de Capri ; Avec Sanders, on a un peu lié d’amitié, on est allé se balader avec des mules. Mais avec Rossellini, on ne se voyait pour ainsi dire toujours pas.
Un jour, j’étais en train de me promener dans les petites rues, il pouvait être quatre heures de l’après-midi, je le vois à une terrasse de restaurant — je me rappelle qu’il s’appelait Il Gatto, le chat —, en train de jouer aux cartes. Il me voit passer, il me dit : « Maria ! Maria ! allez vite vous faire maquiller, on va tourner tout à l’heure ». Mais si je n’étais pas passée dans cette rue, comment aurait-il fait ? En extérieurs, on commence à neuf heures du matin, là c’était presque le soir et il jouait aux cartes. Il m’a vue passer et il a eu une idée, je pense qu’il devait procéder comme ça. Sur le moment, quand il m’a dit : « Allez vous faire maquiller », à quatre heures de l’après-midi, sans aucune indication sur ce qu’on allait faire, comme pour le plâtre, je me suis dit : « Tout ça n’est pas sérieux, c’est une fumisterie ! » Alors on m’a maquillée, on m’a fait une mise en plis avec des bouclettes ! enfin pas du tout mon style. Lorsque j’ai été prête à tourner, j’ai commencé à attendre, à attendre… et à neuf heures du soir, quand il fait nuit, Rossellini s’est pointé et on a tourné cette scène de la soirée dans la maison où il y a tous ces gens. Et à la fin, il m’a dit : « Vous avez terminé le film ». J’étais tout à fait étonnée parce que j’avais tourné très peu de choses, la scène du restaurant à Naples, une promenade avec George Sanders, et cette scène-là. Je lui ai dit : « Ce n’est pas du tout ce dont on m’avait parlé, je dois vous dire que je ne suis pas d’accord, et en rentrant je vais me plaindre auprès de la production ! » Ça ne l’a pas du tout ému, il m'a dit très calmement : « Ah, non, c’est comme ça ».
Je ne pense pas qu’il y ait eu des coupures au montage, il n’y a pas eu de grandes scènes coupées, en fait c’était une combinazione, il n’y avait pas de rôle. Mon rôle n’a absolument aucune importance, vous le coupez, le film reste pareil. Le problème de ce couple, ce n’est pas que l’homme ait une maîtresse ou qu’il ait envie d’en avoir une : c’est tout à fait autre chose, c’est un couple qui se délite, mais ça arrive de l’intérieur de lui-même, ce n’est pas une autre femme qui provoque ça, il n’y a pas de trio comme on avait voulu me le faire croire. Depuis je n’ai jamais plus accepté de tourner un film sans scénario. Et en plus, il m’a fait tourner en anglais : c’est extraordinaire parce qu’on ne m’avait absolument pas demandé si je parlais anglais avant de m’expédier de Paris. Quand je suis arrivée et qu’on m’a demandé de dire mon texte en anglais, j’ai trouvé que ce n’était pas sérieux et je me suis dit : « Qu’est-ce que c’est cette production, qu’est-ce que c’est que ce metteur en scène qui ne se renseigne même pas ! » Il se trouve que je parle anglais, alors on s’en sort quand même, et puis je dis si peu de chose dans le film !
Pour les dialogues, je n’ai pas eu de texte, il me disait : « Voilà, vous dites ça » et on disait un peu comme ça venait, ce n’était pas au mot le mot. J’avais une impression d’artisanat : on fait les choses une première fois comme elles viennent, ce n’est pas bien, on recommence un peu autrement, on use de la pellicule sans compter, c’est très artisanal, pas désagréable d’ailleurs. J’ai le souvenir d’avoir eu une très grande liberté dans le peu que j’avais à faire. Ce n’est pas un metteur en scène qui vous imposait absolument de regarder exactement à tel endroit, de mettre la main dans telle position. J’ai l’impression qu’il laissait une grande liberté à l’acteur, mais en même temps il ne vous expliquait pas. Ce fameux jour, à Capri, où il m’a envoyée me faire maquiller, il a tourné un gros plan de moi qui a duré des heures ! Il me parlait pendant qu’on me filmait, mais moi je ne parlais pas. Je me disais : « A quoi ça va servir ? Est-ce qu’il va en prendre des petits bouts pour le monter dans une scène ? Ou alors est-ce que c’est des essais de photographie ? Mais alors c’est un peu tard parce qu’on a déjà tourné la scène de restaurant ? » On m’avait avertie : « Il n’écrit pas de scénario, il le fait au fur et à mesure », ce qui fait que je ne pouvais même pas lui demander ce que cela voulait dire. Je me disais : « Lui, il a tout dans sa tête, sans doute ». Mais en réalité, avec moi les rapports étaient faussés car il ne savait pas quoi me faire faire.
Plus tard, j’ai été étonnée quand j’ai appris qu’on considérait ce film comme un chef-d’œuvre. Je ne l’avais pas vu, je ne me rappelle même pas de sa sortie, il n’avait pas dû faire grand bruit. J’en étais plutôt contente parce que je ne tenais pas tellement, à l’époque, à ce qu’on me voie dans un petit rôle comme ça, j’avais peur que ça nuise à ma carrière, étant donné que c’était un moment où je tournais beaucoup, où on parlait beaucoup de moi dans les journaux et les magazines. C’est des années après que quelqu’un m’a dit : « Tu sais, ce Voyage en Italie que tu as fait avec Rossellini, c’est à la Cinémathèque, c’est considéré comme un chef-d’œuvre ! » En fait, la seule fois où j’ai tourné dans un chef-d’œuvre, avec un très grand cinéaste, manque de chance, il n’y avait pas de rôle pour moi !
Quelques années plus tard, j’ai fait de la production théâtrale, et je voulais monter une pièce de Pirandello. J’ai pensé à Rossellini comme metteur en scène. Je l’ai appelé à Rome, il a été très chaleureux, vraiment comme si on était de vieux amis. Il m’a dit oui tout de suite. Et alors il s’est passé cette chose qui me fait rire maintenant, mais vraiment ce que c’est ce métier… ! Quand j’ai dit à la productrice de théâtre : « Voilà, j’ai les droits de Comme avant, mieux qu’avant, j’ai la distribution et Rossellini a accepté de faire la mise en scène ». Elle m’a répondu : « Oh, Rossellini, il n’est plus dans le vent ! » Ce devait être dans les années 60, j’étais scandalisée qu’on puisse répondre une chose pareille et oublier le talent de cet homme sous prétexte qu’on parlait un peu moins de lui.

Paul MULLER
Rome, 7 avril 1988, dans le quartier dit africain, au nord de la ville…
Comme c’était une co-production il avait besoin d’acteurs français, c’est pour cette raison qu’il a pris Maria Mauban, et moi qui étais français à l’époque. On est arrivés à Naples sans savoir quel rôle on allait jouer, ça s’est inventé là, sur place. C’était le mari de la Proclemer qui devait écrire le scénario, Brancati, un merveilleux écrivain. Mais Brancati était à Rome, alors le scénario arrivait feuille à feuille, quelqu’un venait et les apportait ou alors Rossellini, qui adorait faire de la vitesse avec sa Ferrari, allait lui-même les chercher à Rome. Mais en fait, moi je n’ai jamais vu de feuilles de scénario, on n’avait pas de texte, on devait inventer, ce qui était d’ailleurs très embêtant car il fallait être habitué. Je me rappelle que dans la scène du restaurant, à Naples, il avait dit : « Dites ce que vous voulez… » Avec Ingrid Bergman, on était censé discuter mais on finissait toujours par parler en même temps. Alors, on s’est arrangés entre nous : « Tu dis ça, et moi je dis ça… » Elle n’aimait pas du tout improviser d’ailleurs, ce jour-là elle m’a dit : « Je n’ai pas l’habitude d’improviser, il me faut un texte ».
On est restés deux ou trois semaines à Naples. Ils avaient mis Sanders tout seul à l’hôtel Excelsior, nous on était dans un hôtel à côté. Il voulait souvent que j’aille dîner avec lui à l’Excelsior parce qu’il s’ennuyait. Dans l’autre hôtel, on disait toujours : « Non, non, c’est bien qu’il soit seul parce que ça va le mettre dans la peau du personnage. » En fait, c’est parce qu’ils le trouvaient ennuyeux. Or, il ne l’était pas du tout, c’était quelqu’un de charmant, plein d’humour et très sympathique. Il était complètement isolé, il s’ennuyait, mais à un certain moment sa femme est venue le trouver, et alors là… c’était Zsa Zsa Gabor !
Un jour, il a décidé : « On va tourner à Capri ». Et on est parti à Capri où on est resté quelques temps. Là, un jour, il s’est passé une chose drôle. Un matin, on était tous assis là, sur un petit mur, et on attendait Maria qui devait descendre pour tourner. Je suis allé la chercher, et en sortant de son petit hôtel, elle dit : « Quel dommage, avec une si belle journée qu’on soit obligé d’aller tourner ! » Rossellini qui était à côté, a dit : « Tu as raison, aujourd’hui on ne tourne pas ! » Et ce jour-là on s’est promené dans Capri, on n’a pas tourné.
Quand Rossellini tournait sans elle, on attendait Ingrid en bas de l’hôtel, elle descendait avec son tricot et les jumelles. On discutait, on bavardait, c’était très en famille. Avec Rossellini, ça a toujours été une espèce de rapport de famille, patriarcal. C’était quelqu’un avec qui on ne pouvait pas se disputer. Parce que s’il y avait quelque chose qui n’allait pas, on ne pouvait pas discuter mais il arrangeait les choses, et ça finissait toujours par marcher d’ailleurs. De toute façon, il n’y avait pas de scénario, alors même Bergman faisait comme nous tous, comme Maria, comme George Sanders, comme moi : « On va bien voir… » Chaque fois qu’il revenait de Rome, dans sa Ferrari, il disait : « Aujourd’hui, j’ai mis tant de minutes pour venir ! » C’était d’ailleurs de la folie comme il conduisait. Un jour où la Bergman l’avait accompagné à Rome, il n’était pas content parce qu’il disait que dès qu’elle était dans la voiture, elle se mettait à dormir, et que l’avoir pour passagère ne lui donnait aucune satisfaction. Bergman répondait : « Mais qu’est-ce que je dois faire d’autre ? De toute façon, on ne peut pas se parler, on ne s’entend pas ! » C’était, je crois, une des rares personnes qui acceptait de monter avec lui dans la Ferrari…

Jolanda BENVENUTI
Rome, 17 juillet 1989, dans une salle de montage vidéo, près du fameux quartier de l’E.U.R., où a été tourné l’Eclipse d’Antonioni… Au cours de l’entretien, quelques scènes du Voyage seront visionnées sur une copie VHS.
Annick BOULEAU : Combien de temps a duré le montage de Voyage en Italie ?
Jolanda BENVENUTI : En général, sur un film de Rossellini, un mois après la fin du tournage, le montage était terminé. Mais on avait déjà commencé pendant le tournage. Parce que Rossellini avait besoin de voir. Alors, pendant qu’il tournait, je commençais à monter des blocs. Il venait, il contrôlait, retirait ce qui n’allait pas. Et puis il réécrivait le scénario : au fur et à mesure du montage, le scénario se transformait. Continuellement. Pour passer d’une scène à une autre, d’un moment à un autre, il fallait inventer quelque chose. Alors il tournait d’autres blocs, modifiait ce qu’on avait monté auparavant. Il arrivait même qu’on envoie tout au panier pour recommencer !
A.B. : Il était souvent avec toi en salle de montage ?
J.B. : Presque jamais. En général, il me téléphonait la nuit. Il me réveillait pour me raconter car je n’avais pas de scénario, rien ! Mais lui tournait comme ça, il improvisait. Il partait tourner une scène et il la changeait en cours de route. Pour prendre un exemple, une nuit il me téléphonait : « Aujourd’hui j’ai tourné tout le voyage en voiture de la Bergman avec le mari, pendant qu’ils discutent, j’ai tourné aussi des plans de route et de paysage. » Une fois que je recevais les rushes, je montais en fonction de ce qu’il m’avait raconté. Donc, pendant le tournage, il venait cinq – six fois contrôler les blocs que je montais. Quand on est arrivé au bout de ce premier montage, on calculait la longueur, on voyait ce qu’on pouvait modifier… et il y avait toujours quelque chose à modifier. Comme il n’y avait pas de scénario, il pouvait changer éternellement ! Sur Stromboli cela a provoqué une méprise. Je reçois les rushes de cette scène sur le volcan où la Bergman crie : « My God ! my God ! » et je m’aperçois que sur un plan ses cheveux étaient coiffés avec la raie d’un certain côté, et dans un autre plan avec la raie de l’autre. Je me suis dit : « ils se sont trompés » et j’ai alerté Rossellini. Il m’a fait venir à Stromboli, parce qu’ici, à Rome, la Moviola était en panne, et il me dit : « Mais non, tu n’as rien compris, le premier plan c’est pour le début et l’autre c’est pour la fin ». Mais moi, sans scénario ni rien, qu’est-ce que je pouvais en savoir !
A.B. : Tu allais sur le tournage ?
J.B. : J’y suis allée surtout pour Stromboli. Pour Voyage en Italie, non. Je recevais les rushes et Rossellini me disait : « Regarde un peu ! » Je regardais et je commençais à choisir. Pour les scènes dialoguées il y avait souvent deux prises. Pour les autres, les panoramiques, les plans de voyage, une seule.
A.B. : Donc, tu montais la séquence et Rossellini la visionnait ?
J.B. : Généralement, cela lui convenait tout de suite. Mais il pouvait arriver que quelques jours plus tard, il pense à une autre façon de relier les éléments du scénario, alors il changeait. Du jour au lendemain, parce que vraiment il avait une force d’imagination incroyable. Ce qui n’allait pas sans problème parce qu’à l’époque tout le monde voulait un scénario ! D’ailleurs pour Paisà le tournage a duré plus longtemps parce qu’il y avait un scénario à suivre, épisode par épisode, c’était les Américains qui l’avaient imposé.
A.B. : Rossellini était-il exigeant pour la coupe d’un plan ?
J.B. : En général, c’est moi qui décidais. Il ne disait jamais que ça n’allait pas. Si ça allait il ne disait rien. Sinon : « Tiens, j’ai tourné un autre plan, change-le ! » A.B. : Comment ça se passait pour les plans documentaires : les plans de rues, les panos sur les paysages ?
J.B. : il me disait : « Aujourd’hui, j’ai tourné l’épisode avec la Bergman seule en voiture dans Naples, quand elle réfléchit. » J’avais la Moviola a deux écrans : sur un écran, j’avais les gros plans de Bergman, sur l’autre les plans de Naples. J’arrivais à l’endroit où je voulais couper sur la Bergman, et en fonction de la direction de son regard, j’intercalais les plans de rues, les femmes enceintes, les amoureux…
A.B. : Dans ces plans subjectifs de rues pris depuis l’intérieur de la voiture, on aperçoit parfois une partie du volant pas du tout raccord. Est-ce que tu n’as pas cherché à les retirer ?
J.B. : Je ne pouvais pas : les plans étaient souvent assez courts et je les utilisais au maximum, je ne retirais que les photogrammes voilés. De toute façon, la technique importait peu à Rossellini : il suffisait qu’un plan lui plaise, et il me disait : « Mets-le là ! »
A.B. : Le montage son se faisait en même temps ?
J.B. : Oui, parce qu’une fois le tournage terminé Rossellini avait tout de suite un autre travail à faire. Il ne suivait pas toutes les opérations. Quand il avait vu le montage en entier et que cela lui plaisait, je commençais le doublage avec les acteurs. Il venait pour la Bergman mais pour les second rôles il me donnait les indications. Ensuite on montait la musique de son frère, et c’était le mixage. Rossellini n’aimait pas mettre beaucoup de musique. A l’époque j’étais prise entre deux personnalités différentes : d’un côté Castellani, qui calculait tout, de l’autre Rossellini, qui attrapait les choses. Il avait vraiment quelque chose de génial, il partait seulement de son idée, mais cela me choquait bien souvent, je me disais : « Mais cela n’est pas possible », car je n’avais pas de scénario, rien… et toutes ces choses différentes qu’il fallait pour finir mettre malgré tout ensemble, relier, raccorder. A l’époque, je ne comprenais pas…