<<<<<<< •• >>>>>>>
précédent — — — suivant
Le sujet, le moi : distinction
Augustin Berque, « L'Art, et la terre sous le ciel »,
Art press, numéro spécial 22, Écosystèmes du
monde de l'art, 2001, p. 8-12.
« Gésir, chez les Grecs de ce temps-là,
se disait hupokeimai, verbe exprimant l’idée
de base, de fondement, de cela au-dessus de quoi ou à partir
de quoi s’édifie quelque chose. Un participe de
ce verbe, hupokeimenon, fournit à Aristote
le moyen d’exprimer, pour la première fois dans
l’histoire, la notion de sujet — cela
au-dessus de quoi et à propos de quoi se construit le
discours humain. Les Romains le rendirent par subjectum, qui
voulait dire aussi, exactement, “ce qui gît dessous”.
Cela ferait bizarre aujourd’hui de dire “le gisant” là où nous
disons “le sujet” ; pourtant c’est bien de cette image
première que vient le terme : qu’il soit celui d’une
phrase, d’une œuvre, d’un souverain, ou cela qui en nous porte
le “je” cartésien, le sujet, c’est ce qui gît
dessous, et le fonde. »
Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre I.
Les écrits techniques de Freud (1953-1954),
Seuil, 1975, Points Essais, 1998, p. 301-302.
« Qu’est-ce que nous appelons
un sujet ? Très précisément,
ce qui, dans le développement de l’objectivation,
est en dehors de l’objet.
On peut dire que l’idéal de la science est de réduire l’objet à ce
qui peut se clore et se boucler dans un système d’interactions de
forces. L’objet, en fin de compte, n’est jamais tel que pour la science.
Et il n’y a jamais qu’un seul sujet — le savant qui regarde
l’ensemble, et espère un jour tout réduire à un jeu
déterminé de symboles enveloppant toutes les interactions entre
objets. Seulement, quand il s’agit d’êtres organisés,
le savant est bien forcé de toujours impliquer qu’il y a de l’action.
Un être organisé, on peut certes le considérer comme un objet,
mais tant qu’on lui suppose une valeur d’organisme, on conserve,
ne serait-ce qu’implicitement, la notion qu’il est un sujet.
Pendant l’analyse, par exemple d’un comportement instinctuel, on
peut négliger un certain temps la position subjective. Mais cette position
ne peut absolument pas être négligée quand il s’agit
du sujet parlant. Le sujet parlant, nous devons forcément l’admettre
comme sujet. Et pourquoi ? Pour une simple raison, c’est qu’il
est capable de mentir. C’est-à-dire qu’il est distinct de
ce qu’il dit.
Eh bien, la dimension du sujet parlant, du sujet parlant en tant que trompeur,
est ce que Freud nous découvre dans l’inconscient. »
Jean Oury, in Jean Oury/Marie Depussé, À quelle
heure passe le train ? Conversations sur la folie,
Calmann-Lévy, 2003, p. 132-134.
Jacques Lacan, « Le stade du miroir
comme formateur de la fonction du je, telle qu’elle
nous est révélée, dans l’expérience
psychanalytique ». Communication au XVIe congrès
international de psychanalyse, à Zurich le 17-07-1949.
Première version parue dans la Revue Française
de Psychanalyse 1949, volume 13, n° 4, p. 449-455.
Disponible sur Internet : http://www.ecole-lacanienne.net
Didier Anzieu, « L’enveloppe sonore
du soi », Nouvelle Revue de Psychanalyse, numéro
13, Narcisses, printemps 1976, p. 161-179.
« Dans le miroir, ce qui se constitue, c’est
un moi rivé à une image. »(J.O.)
« Peut-être y en a-t-il parmi vous qui se souviennent de l’aspect
de comportement dont nous partons, éclairé d’un fait de psychologie
comparée : le petit d’homme à un âge où il
est pour un temps court, mais encore dépassé en intelligence instrumentale
par le chimpanzé, reconnaît pourtant déjà son image
dans le miroir comme telle. […] Cet acte, en effet, loin de s’épuiser
comme chez le singe dans le contrôle une fois acquis de l’inanité de
l’image, rebondit aussitôt chez l’enfant en une série
de gestes où il éprouve ludiquement la relation des mouvements
assumés de l’image à son environnement reflété,
et de ce complexe virtuel à la réalité qu’il redouble,
soit à son propre corps et aux personnes, voire aux objets qui se tiennent à ses
côtés. » (J.L.)
« L’assomption jubilatoire de son image spéculaire par
l’être encore plongé dans l’impuissance motrice et la
dépendance du nourrissage qu’est le petit homme à ce stade infans,
nous paraîtra dès lors manifester en une situation exemplaire la
matrice symbolique où le je se précipite en une forme primordiale,
avant qu’il ne s’objective dans la dialectique de l’identification à l’autre
et que le langage ne lui restitue dans l’universel sa fonction de sujet. » (J.L.)
« C’est aussi d’une “mise hors de soi-même” que
Lacan parlera dans son article sur le stade du miroir, dès 1936. Il fait
de ce stade du miroir une machine, un opérateur de distinction entre le “moi”qui
est, dit-il,une histoire passionnelle, imaginaire, spéculaire et le “je” qui
est le sujet de l’inconscient. […] Ce miroir plan c’est un
piège que tend le grand Autre, dans l’urgence à l’enfant ;
c’est une captation spéculaire. […] Parce qu’on
est captif du désir de l’Autre, pris dans le paradoxe de reconnaître
en lui le désirant absolu dont on aimerait être l’unique,
mais forcé d’admettre qu’il puisse désirer ailleurs ;
c’est bien pour ça qu’on s’agite… » (J.O.)
« Enfin, revenant sur le stade du miroir tel que l’a
conçu Lacan, où le Moi s’édifie comme autre sur le
modèle de l’image spéculaire du corps entier unifié,
D. Winnicott a décrit une phase antérieure, celle où le
visage de la mère fournit le premier miroir à l’enfant, qui
constitue son soi à partir de ce qu’elle lui reflète. Mais,
comme Lacan, Winnicott fait porter l’accent sur les signaux visuels. Nous
voudrions mettre en évidence l’existence, plus précoce encore,
d’un miroir sonore, ou d’une peau auditivo-phonique, et sa fonction
dans l’acquisition par l’appareil psychique de la capacité de
signifier, puis de symboliser. » (D.A.)
« Un neurologue, André Thomas, notait qu’un bébé de
quelques jours, voire de quelques heures, réagit par une violente torsion
(il faut le tenir, dit-il, pour qu’il ne tombe pas) quand il entend son
nom articulé par sa mère. Evidemment, on ne peut pas dire que c’est
déjà l’effet de son nom, mais il est sensible au grain de
la voix de sa mère, parce qu’aucune autre bonne femme ne lui produit
cet effet-là. Or, Lacan le disait, la voix, le regard sont des objets a,
des objets cause du désir. Et comme il est aveugle, le gosse, c’est
la voix d’abord. » (J.O.)
« L’espace sonore est le premier espace psychique : bruits
extérieurs douloureux quand ils sont brusques ou forts, gargouillis inquiétants
du corps mais non localisés à l’intérieur, cris automatiquement
poussés avec la naissance, puis la faim, la douleur, la colère,
la privation de l’objet, mais qu’accompagne une image motrice active.
Tous ces bruits composent quelque chose comme ce que Xénakis a sans doute
voulu rendre par son polytope : un entrecroisement non organisé dans
l’espace et dans le temps de signaux des qualités psychiques primaires,
ou comme Michel Serres s’essaie à dire dans sa philosophie du flux,
de la dispersion, du nuage premier du désordre où brûlent
et courent des signaux de brume. Sur ce fond de bruits peut s’élever
la mélodie d’une musique plus classique ou plus populaire, c’est-à-dire
faite de sons riches en harmoniques, musique proprement dite, voix humaine parlée
ou chantée, avec ses inflexions et ses invariants très vite tenus
pour caractéristiques d’une individualité. Moment, état
dans lesquels le bébé éprouve une première harmonie
(présageant l’unité de lui-même comme Soi à travers
la diversité des ressentis) et un premier enchantement (illusion d’un
espace où n’existe pas la différence entre Soi et l’environnement
et où le Soi peut être fort de la stimulation et du calme de l’environnement
auquel il est uni). L’espace psychique sonore ne connaît pas les
limites qu’imposeront le développement psychomoteur et notamment
la coordination visuo-tactile : on entend et on se fait entendre dans le
noir, dans la cécité, par-delà les cloisons. Seul l’espace
olfactif possède à quelques nuances près un pouvoir analogue
de diffusion et de pénétration … » (D.A.)
Jean Oury, « Suite de la discussion avec Heni
Maldiney, Salomon Resnik et Pierre Delion »,
revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, Comprendre la psychose,
n°36, janvier
2001
Site Cairn
« Quand Freud parle du “moi”, ce n’est pas le moi
spéculaire. Relisez “Abrégé de psychanalyse” un
texte magnifique, un de ses derniers textes : il parle du moi. Il s’agit
de quelque chose de très proche du narcissisme originaire. Et comment
peut-on avoir accès au narcissisme originaire ? Le Contact, Szondi,
Schotte, le vecteur C, etc. Et quoi encore ? Je me suis dit que le visage, le
regard, donne accès au narcissisme originaire, et que c’est de l’ordre
du contact. Quand Lacan parle du “stade du miroir”, il parle en même
temps de la reconnaissance. C’est plutôt la “mé-connaissance” :
c’est se méconnaître que de se reconnaître dans le miroir,
c’est une folie, une première aliénation : “C’est
moi !” Encore ne faut-il pas se regarder trop longtemps ! Le fait
même de se voir, qui ne peut se faire que s’il y a déjà une
maturation neurologique, un minimum de comportement catégoriel avec distinction
figure-fond, ne peut pas être confondu avec le processus de reconnaissance.
Où se situe cette reconnaissance de l’autre ou de soi-même ?
La reconnaissance est logiquement antécédente au spéculaire.
Le spéculaire, c’est la figure ; mais le visage, c’est la
reconnaissance, une “trace ”, comme le dit Levinas. C’est en
corrélation avec le regard. Aussi bien dans la vie quotidienne que dans
les premiers mois de l’existence. »
[retour]