Ouvrir le cinéma

 
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Olc 17 - traverse


 

Le groupe

Cela aurait dû être au tour de Sabine de rédiger la deuxième traverse. Il se trouve qu’elle est absente ce 26 avril 2003 (à Nîmes, formation de webmaster). Cela a donc été une occasion pour rendre compte de notre séance par le moyen d’un enregistrement audio.

Nous avons parlé. Puis nous avons regardé les images de Muriel. Puis nous avons à nouveau parlé, mais pas vraiment sur les images (comme d’habitude, cela viendra certainement dans la prochaine rencontre). Ce qui suit est l’échange avant le visionnage des images. Avec quelques modifications, ajouts et retraits, suite à la transcription.

Ouvrir le cinéma ?

… Je vous incite, — enfin je dis vous, vous qui êtes là ou celles et ceux qui ont participé les années précédentes, — à chercher quelque chose et en même temps je ne sais pas trop ce que je vous demande de chercher. Je devine bien un peu, mais je n’ai pas vraiment réussi pour l’instant, à le formuler clairement. C’est vrai que c’est lié malgré tout à une insatisfaction assez vague devant les façons habituelles d’approcher le cinéma. Et pourtant il y a comme une évidence… en relation avec ça : comprendre l’image. Et comprendre, si on est attentif à l’étymologie : c’est prendre avec.

L’objet et l’outil

Il y a déjà cet élément important qui est de ne pas prendre le cinéma comme un objet, seulement un objet, séparé de soi, indépendant, autonome (est-ce que le terme « chose » serait plus approprié ?). Le com-prendre… ça n’est pas le désigner comme un objet pour agir sur lui avec des outils, justement.

En général, c’est ce qu’on fait.

On prend le cinéma et on va chercher à utiliser des outils disciplinaires — ça va être l’esthétique, ça va être l’histoire, ça va être la sémiologie — et ça, je n’y arrive pas. Tout au moins, dans un premier temps. Il y a quelque chose qui ne va pas, mais quoi ? Comme si on manquait quelque chose d’essentiel ; comme si, il y aurait déjà quelque chose de perdu dont on serait passé à côté.

Quand on utilise un outil disciplinaire, souvent cela équivaut à mettre en place et appliquer une « grille ». On va utiliser des concepts élaborés dans le cadre d’une discipline et on se contente de les appliquer au cinéma.

Déjà l’année dernière, on a vu que l’on pouvait faire un usage différent des concepts. Comment par exemple, Didi-Huberman va faire intervenir le concept « travail » tel que l’entend Freud, dans sa réflexion sur l’image, et combien c’est différent de ce qui a pu être fait pendant longtemps quand on a associé cinéma et psychanalyse. On plaçait la grille « psychanalyse » sur le cinéma pour pouvoir analyser les films à partir de cette grille. Là, ce serait plutôt : comment ça travaille dans le cinéma quand on le prend comme quelque chose en perpétuel mouvement, en perpétuel devenir. On ne cherche pas des interprétations fixes et définitives. Il y a aussi cette impression que lorsqu’on utilise un outil « standard » sur un objet, le risque est grand d’une approche trop maîtrisée nous faisant rater l’essentiel comme je le disais tout à l’heure. Il faudrait donc accepter qu’il y ait des choses qui nous échappent.

Les re-pères d’Olc

Ce serait bien de reprendre les auteurs convoqués depuis le début pour voir ce qu’ils nous ont apporté sur cette voie-là (Nouvel, Bachelard, Galimberti). Il faut relire ce document que j’ai intitulé Constellation et le mettre à jour avec les nouveaux venus dans notre bibliothèque.

Cette année il y a eu Rovatti (« L’œil et le regard »). On peut aborder ce texte comme l’aboutissement de ce qui a été pensé, travaillé, jusqu’à présent.

Des auteurs qui m’ont nourrie, qui m’ont donné des pistes pour arriver à comprendre… Ce n’est donc pas un raisonnement très organisé, très « rationnel », mais une façon de faire tâtonnante : cette piste, dite heuristique — essayer, pour voir ce que ça donne.

Auparavant il y avait eu l’arrivée de Jean Oury dans nos re-pères : il n’y a pas d’outils tout faits, chacun doit construire, façonner ses propres outils, comme le tailleur de pierres (voir le texte dans le numéro 40 de Chimères). On essaye, mais si ça ne marche pas on passe à autre chose, on change d’outil. C’est vraiment dans le tâtonnement que cela se passe. Cela peut ne pas sembler sérieux aux yeux de ceux qui ne jugent que par la maîtrise, la rationalité, l’efficacité immédiate.

Et puis dans notre travail, il y a un autre courant, qui alimente le même ruisseau et qui cette année passe par Max Dorra (Olc16), par sa manière de considérer le « penser » selon deux registres : le registre logique et le registre analogique. Le registre analogique étant totalement le registre de l’image. C’est par affinité, par rapprochements, par ressemblance, que l’on fait des découvertes, que l’on élabore une certaine forme de connaissance. On n’est plus dans l’ordre du « raisonné », donc, contrôlable, maîtrisable.

En fonction de tout ça, il faudrait retourner vers Galimberti, vers Fédida (L’interprétation). Voir en quoi ces textes pré-annonçaient ça. Ce que dit Dorra on le sait peut-être mais d’un seul coup, c’est bien formulé et cela arrive, pour nous, au bon moment (Le hasard d’une émission littéraire de France-Culture).

Lignes de fuite

Faire confiance à l’analogique, à l’associatif, ça serait donc, entre autre, accepter que des choses nous échappent. On pourrait dire que ça serait laisser agir… j’ai écrit les « forces souterraines ». C’est une métaphore qui peut devenir dangereuse : « souterraines », comme si les forces se trouvaient dans un lieu, en-dessous, caché. On a besoin de la métaphore, mais ça n’est pas du tout un lieu concret. Gare aux quiproquos et aux malentendus. Notamment sur ce qui peut différencier la mémoire et l’inconscient.

Quelquefois en pleine action nous revient en mémoire quelque chose du passé. Il y a une trace. C’est enregistré. Freud parlait, je crois, de traces mnésiques. Ça doit d’ailleurs être tout à fait physiologique. C’est évident qu’au niveau des neurones, des synapses, notre cerveau est modifié. C’est localisable et ça peut revenir. Mais l’inconscient, c’est pas ça. L’inconscient, ça n’est nulle part, ça n’existe pas concrètement. C’est un concept, une façon pour désigner une fonction du sujet qui va se révéler dans la rencontre, dans la relation, à travers la parole et les mots. Ça n’est pas quelque chose qui était là, caché et qui arrive mais ce quelque chose qui fait de nous un sujet, autant que la conscience, et qui va agir dans la relation, dans un rapport au langage. C’est en tout cas ce que j’ai compris.

C’est pour ça que la relation, l’échange, c’est primordial dans Ouvrir le cinéma, qu’il est important de manipuler les mots même si cela nous entraîne quelquefois… à faire des erreurs… il n’y a jamais rien de définitif, il y a un constant réajustement.

On peut dire aussi qu’on ne peut pas échapper à cette question de l’inconscient, dès que l’on prend en compte la relation, l’échange dans le processus d’accès à la connaissance et surtout la connaissance de l’image. L’inconscient n’est pas une grille ni un outil pour interpréter les images, mais on l’accepte, au cœur de notre constitution de sujet.

C’est grâce à Rovatti que nous allons ainsi tout doucement vers Lacan et Freud.

C’est lui qui nous a permis de travailler le lien autour de la question de l’œil et du regard qui passe par Sartre, Merleau-Ponty, Lacan. Et Max Dorra ne fait qu’enfoncer le clou (voir Olc16).

Alors, cette histoire de l’œil et du regard

Ce regard qui nous vient des choses, on l’a repéré cette année dans L’Homme qui marchait dans la couleur, et Rovatti nous a fait remonter la filière. Mais tant qu’on ne l’a pas vécu, mis en vie, ça reste théorique.

On a deux exemples de figuration en mots pour représenter cette expérience des choses, de la lumière qui nous regarde…

Le petit garçon que j’ai cité dans ma traverse d’Olc16 y arrive un peu, je trouve, de sa place de « spectateur-voyant ».

Ça lui échappe. Non seulement il s’en moque, mais il joue avec, parce que tout le travail qui a été fait auparavant en classe, sans que cela soit bien sûr explicité, lui permet d’être à la fois dans le registre logique et dans le registre analogique. D’un seul coup, quand il est face à des images, il laisse venir ce qui se construit dans l’instant de la vision, et il se permet (cf. Oury) non seulement de dire ce qui lui passe par la tête, mais il y est attentif. il voit une image, alors il écrit :

Il y a un carré rouge qui se déplace dans un fond noir. Nous nous en rapprochons. Il est maintenant sur le côté gauche. Il est passé du côté droit. Cela me fait penser au travail que nous avons fait sur les rêves. Je pense que le carré rouge est une entrée qui aboutit je ne sais où.

Dans cette image du carré rouge, il n’y a rien, en apparence, tout au moins pour moi, qui fasse référence à ce qui s’est passé en classe autour de la mise en mots et en images des rêves ! Sauf que cet enfant fait une connexion. Ça lui échappe. Il s’échappe du carré rouge pour aller vers un souvenir antérieur. Dans une séance précédente, on s’était notamment exercé à noter tout ce qui nous passait par la tête, sans faire de choix, quand on se remémorait un rêve.

A ce moment-là il ne faudrait surtout pas lui demander en quoi ça a à voir ! Il fait simplement le rapprochement entre une image présente et un souvenir. Mais il est sûr ! il y a la certitude de quelque chose en lui. Et ce qui se passe en lui à cet instant demeure totalement intime.

On a trouvé ça aussi chez Marie-Catherine (Olc15-clairière). C’est pour ça que je ne voulais pas qu’elle se laisse impressionner par le savoir quelquefois exposé trop rapidement dans nos séances (et cela s’était passé un peu lors du dîner qui avait suivi Olc16). Je l’ai incitée à garder son « style »… surtout après avoir vu les images sur le bac, pendant la traversée du lac, dans la nuit noire.

Il y a quelque chose qui passe dans sa description. Tout vient en même temps, pêle-mêle, ce qu’elle voit, ce qu’elle ressent, ce qu’elle imagine, comment elle s’auto-observe en décalage, dans la posture d’écriture, par le choix des mots et des expressions (même si ce choix est involontaire). C’est touffu, ça va vite, tout n’est pas là, dans son texte, c’est sûr. Elle ne cherche pas à maîtriser, même dans sa façon de décrire, de rapporter ce moment vécu. La situation est trop intense pour la relater précisément, objectivement. Habiter, survoler la distance (je repense à Rovatti).

Ces moments non maîtrisés où ça nous échappe… ça ne peut pas arriver tout le temps. Pour l’enfant, c’est arrivé avec le carré rouge, notamment. Mais aussi dans ces moments de doute où il ne sait plus ce qu’il voit ni si ce qu’il a cru voir. Ces instants échappés que j’ai relevés ne sont pas forcément pour vous les mêmes. C’est assez intime, unique. Mais chacun construit, élabore une pensée à partir de ces modes de relations.

Pour arriver à parler du cinéma, sans oublier la question de la transmission, il faut travailler pour arriver à déclencher des moments de rencontres, des situations où des choses comme ça peuvent se passer. Que ce soit avec des petits ou avec des adultes. Et ça on ne le contrôle pas (au sens où on ne peut pas vraiment le prévoir).

Dans un temps prochain, je vais essayer de mettre sur Internet tout le matériau produit par les enfants à l’occasion de cet atelier. Il ne s’agit pas de théoriser cette expérience, d’en faire un modèle reproductible. C‘est une expérience dont l’observation (ici, par le biais de textes et d’images) peut nous permettre de comprendre quelque chose de la situation pédagogique en général, de notre rapport à l’image et à l’image de cinéma. Et de cette compréhension peuvent naître d’autres propositions et expériences pédagogiques qui elles-mêmes engendreront d’autres compréhensions, etc., etc. Les moyens d’agir peuvent naître de l’observation. C’est une façon de modeler ses propres outils.

Appel à candidatures

Cette expérience avec les enfants que j’ai intitulée Au commencement était l’image, m’a permis aussi d’écrire l’appel à candidatures pour le groupe 2003-2004. Et donc, de formuler les orientations du groupe sous un nouvel angle.

L’image n’est pas seulement ce qui est là dans mon champ de vision — ça c’est le côté objet — c’est l’image qui m’habite, qui participe à ce qui fait de moi un sujet qui institue ma relation aux autres, aux autres sujets.

Chaque fois qu’on va vouloir enseigner le cinéma en tant qu’objet de connaissance, isolé, comme le veut la Science (cf. Galimberti), on passe à côté, on ignore ce qui permettrait de le com-prendre (et pas forcément d’expliquer logiquement) à quel point notre relation à lui est passionnelle.

Comment faire pour que le savoir transmis ne soit pas considéré comme un savoir à accumuler ?

Lacan, le regard et nous


Il y a donc le regard. De ce que Lacan nous en dit, voici ce que je comprends :

Je suis ici, avec mon point de vue, le point de vue de l’œil, organe du voir, et ce qui me regarde, c’est le point lumineux, qui m’attire. Il dit que ce regard, ce point lumineux qui m’attire fait que je suis en état d’être impressionné par cette lumière-là, comme le papier photographique. C’est ça la relation imaginaire : mon œil voit ce regard du point lumineux venant vers lui, et je suis pris, dans ce faisceau, qui conduit, oriente mon regard vers ce point lumineux. C’est comme un piège. Ce point est si lumineux qu’il m’empêche de voir ce qui est éclairé (L’enfant ne dit pas autre chose). Au point éclairé, finalement, je ne vois rien de la réalité. Je ne peux voir que sur les côtés. Il dit que « je suis le tableau » (je suis à la place du tableau qui reçoit la lumière). Ce point lumineux me force à être là, à exister, à assumer ma fonction de tableau impressionné. Ce regard m’impressionne. Il peut me mettre en danger. Dans cette relation, l’important n’est plus affaire de représentation mais de force, de résistance, d’affirmation d’être là sans se perdre dans ce piège. On invente des parades, des masques, qui servent d’écran, de médiation. Mais au contraire de l’animal ou de la plante, l’homme, le sujet poussé à vivre, le sujet désirant, le sujet du désir, n’est pas entièrement pris dans cette capture imaginaire.

Seulement, le sujet humain, le sujet du désir qui est l’essence de l’homme — n’est point au contraire de l’animal, entièrement pris par cette capture imaginaire. Il s’y repère. Comment ? Dans la mesure où il isole, lui, la fonction de l’écran, et en joue. L’homme, en effet, sait jouer du masque comme étant ce au-delà de quoi il y a le regard. L’écran est ici le lieu de la médiation. (Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, 1973, 1990, Points Seuil, p.122).

Ce qui nous échappe

C’est évident que lorsque je dis « les choses qui échappent », ça a à voir avec ça et pour dire que quand le psy …chique, le « psy », est travaillé quand on travaille le cinéma comme objet-chose, on en reste toujours à la notion d’identification, de projection, de représentation. On n’en arrive jamais à la question du sujet, comme sujet du désir.

C’est là que ça devient extrêmement difficile parce que ça ne passe pas par une éducation, de type vase communicant. Il faut créer la situation pour que chaque personne… je pense qu’avec les enfants, par moments, j’arrive à le faire. Il y a des choses qui surgissent et qui sont de cet ordre-là. Pour moi, c’est ça, l’essentiel. Tant qu’on n’aura pas touché, fait que les gens vont toucher ça, sans nécessairement le formuler, le cinéma restera… des tas de pans du cinéma nous resteront étrangers.

Par exemple, le dernier plan du dernier film de Straub (Le retour du fils prodigue/Humiliés), pour y accéder, pour le recevoir… avant même un goût personnel ou générationnel… il faut sortir de la question de la représentation…

C’est un plan impossible pour les gens, impossible à être accepté à partir du cinéma tel qu’on le considère en général. Il ne joue pas sur la fascination, la capture, l’identification.

Dans Le Monde ou dans Aden, je ne sais plus où, pour faire la critique de ce film, on parle encore d’intellectualisme, c’est hallucinant ! Et Straub, aux Mots de minuit sur FR2, il le dit bien. Son cinéma, c’est simple. Il faut d’abord commencer par voir et écouter !. C’est le début de ce que j’appelle pour l’instant cette voie anthropologique. Qui passe, entre autre, par la réhabilitation de la pensée analogique.

Tant qu’on ne travaille pas ça, il y a quelque chose qui n’est pas accessible parce que déjà on restreint le cinéma : il va être seulement répétition, seulement imitation. Lacan à un moment donné, dit que imiter ça n’est pas seulement reproduire une image.

Concrètement, tout cela abouti au fait qu’il faut absolument trouver des moyens pour réactiver cette pensée analogique, ce registre analogique et pas seulement le registre logique. Et c’est pour ça que, Marie-Catherine, quand tu te laisses aller, les choses t’échappent, tu écris, tu vas très vite… par moments, on sent que ça va vers autre chose… et puis, à un moment donné, tu es reprise par… notre culture… tu voudrais absolument que tout ce que tu écris ou ce que tu penses soit… plus logique. Tu voudrais te soumettre à un savoir qui… qui ne peut pas être un savoir.

Quand tu écris : « Je ne sais pas bien ». Tant mieux que tu ne saches pas ! Tu vas le retrouver, à ta façon, quand, j’en sais rien… mais tu l’as déjà retrouvé… c’est ça qu’il faut arriver à travailler et c’est comme ça que… Max Dorra dit : on n’a pas à être tout le temps intelligent ! A un moment donné il faut arrêter ça ! Il y a une forme de pensée qui est la pensée propre à l’image qu’il faut absolument réactiver et pas toujours la soumettre à cet ordre logique. Donc, je trouve que, finalement, au bout de 3 ans, il y a au moins une idée claire, qui émerge — réhabiliter la pensée analogique — et maintenant il faut arriver à la mettre… en vie… chez les gens.

Cela me fait repenser au passage du Ménon de Platon cité par Pascal Nouvel (cf. Constellation)

La connaissance que l’esclave acquiert par le chemin que lui fait suivre Socrate n’est en fait pas la même que celle que Socrate a du même sujet. Non pas parce que Socrate et l’esclave n’ont pas la même notion de carré et de surface, mais parce qu’à cet instant, ils n’éprouvent pas du tout l’un et l’autre la même chose au sujet de cette connaissance : Socrate éprouve cette connaissance comme le moyen d’une démonstration touchant la théorie des idées, l’esclave, lui, éprouve la même connaissance comme une découverte.(…) Ce n’est pas la même connaissance parce que la pensée qui la reçoit et qui la considère n’est pas animée des mêmes mouvements, des mêmes sentiments à l’égard de cette connaissance.

Le travail qu’on a fait ensemble me fait donc aboutir à cette proposition sur la pensée analogique. Mais vous, dans votre vécu et par rapport à vos préoccupations personnelles, comment diriez-vous ce qu’on a fait ensemble…

Muriel, ex-chargée de cours (cinéma), passeuse de PPP, doctorante à l’Ehess (cinéma)

Muriel : L’évolution du travail, entre les deux années de ma participation à Olc, ça a surtout été ça : intégrer directement le travail avec les images. Se retrouver avec la caméra. J’ai du mal à répondre en dehors de ça, vu que je viens de l’avoir pendant près d’un mois et demi.

J’ai parfois l’impression d’être schizophrène entre ce qu’on travaille ici et ce que je fais à côté, un travail universitaire, très carré, enfin qui essaie, et en même temps, il y a des domaines qui se recoupent à un moment ou à un autre et c’est là que je ressens les écarts, au quotidien, dans l’écriture. Pour moi c’est très enrichissant. J’ai vraiment senti le passage depuis l’année dernière jusqu’à aujourd’hui : la façon de travailler, ici, de rapprocher les textes, les pensées, de lâcher le savoir, etc … C’est une démarche qui m’était assez étrangère et sans penser avoir compris ou sans savoir vers quoi ça peut mener, c’est vrai que ça m’aide à poser les questions. Pas forcément à savoir ce que je peux en faire mais en tout cas à les poser, à les reposer ou à les reformuler…

Annick : Quand tu dis « lâcher le savoir », c’est « abandonner » ou …

Muriel : Se laisser faire. C’est vrai que c’est un tout. C’est une expérience très personnelle, en plus. Parce qu’il y a des rencontres, un travail en groupe, le groupe lui-même a changé, des choses se sont mises en place. J’y pense souvent ou je reviens souvent aux mots qui sont dits, aux textes que chacun a apportés, aux lectures que j’ai faites grâce à ça et que je n’aurais pas faites sinon, ou alors plus tard ou différemment. Ça répond aussi à un travail d’écriture qui occupe mes journées et j’ai du mal à parler d’autre chose.

C’est vrai que même dans l’écriture, j’y pense souvent. Quand je n’arrive pas à écrire, que je bloque sur chaque mot, je me dis : « Mais, lâche ! Laisse-toi faire dans l’écriture, tu vois ensuite ». Je trouve que c’est au départ un effort, ensuite une facilité, puis un plaisir. C’est ce passage-là entre la difficulté et le plaisir que je trouve intéressant et qu’on a mis ici en jeu notamment dans apprendre, éduquer, comprendre, etc. Pour moi ça me parle beaucoup et à beaucoup de niveaux différents de la vie quotidienne, personnelle, et puis ensuite dans le travail, l’appréhension de la lecture, de l’écriture, des images.

Pourtant, même si c’est quelque chose que j’arrive à comprendre je ne le sens pas forcément tout le temps, j’essaie d’intégrer le travail des images dans ce processus-là, c’est-à-dire que ça ne devienne plus un travail des images mais… qu’il n’y ait plus le mot travail entre moi et les images. Je peux arriver à le comprendre, je perçois que ça existe, quand on en parle, ça me paraît assez clair, mais je le vis pas, je le sens pas. Je me suis aperçue qu’en faisant les images, j’essaie d’intégrer ça d’une manière quotidienne, sans trop y penser, de partir avec la caméra, sans avoir aucune idée, etc., et je me suis aperçue qu’en fait, j’étais vraiment dans « le plan à faire ». J’ai vraiment du mal à lâcher ça. Les questions se posent comme ça. Peut-être que je suis encore dans l’effort pour certaines questions.

J’ai l’impression… Annick, tu disais qu’il y avait eu un déclic, que quelque chose s’est passé cette année, même par rapport à l’année dernière, moi je le ressens un peu moins, avec la caméra en tout cas.

Pourtant depuis janvier, février, j’ai bien vu qu’il y a vraiment quelque chose qui a bougé. Je ne sais pas trop dire où ni pourquoi mais certaines choses me paraissent beaucoup plus faciles, il y a moins besoin d’aller chercher, gratter, accumuler en fait, accumuler des livres ou des textes pour arriver à dire ce qu’on a à dire, qui me paraît un peu plus simple. Alors peut-être qu’après je me dis : bon …

Annick : On a déjà les choses essentielles ?

Muriel : Peut-être ou alors moins besoin de se cacher ou de se protéger ou qu’il y a déjà un travail de compréhension qui s’est fait progressivement, c’est beaucoup plus évident.

Alors, après, il y a encore du travail à faire mais…

Annick : J’ai pas compris tout à l’heure, quand tu a dis à propos des images : « Je sens pas ». Tu ne sentais pas avant ou tu ne sens pas les textes ?

Muriel : C’est comme quand on pratique… Je vais faire une analogie. Personnelle. Depuis 6 mois, je me suis mise à faire de la danse, à prendre des cours de danse contemporaine et je trouve le parallèle assez évident.

Ce sont des mouvements qu’on peut t’expliquer. Tu peux très bien les intellectualiser, savoir comment ça se passe, etc… et puis, il y a un moment quand au bout de 15 fois où tu fais le même mouvement, à un moment, il t’échappe. Enfin, je l’ai senti comme ça. Le mouvement t’échappe complètement et tu le fais sans réfléchir.

C’est quelque chose que j’ai compris par un autre biais.

J’ai l’impression que ce qui se passe dans mon rapport avec les images, faire des images, c’est un peu la même chose… et aussi par rapport à la lecture, à l’écriture. A chaque fois c’est toujours compliqué de se mettre dans l’écriture jusqu’au moment où ça peut devenir quelque chose de beaucoup plus facile. Mais je ne sais pas à quel moment ça vient, ça se passe. Et c’est ce que tu disais tout à l’heure : il y a un moment où ça échappe.

il fallait peut-être tout ce temps-là… c’est ça que je trouve intéressant : se rendre compte qu’il fallait tout ce temps-là, tous ces textes-là, toutes ces paroles pour arriver à comprendre ça : qu’il y a une mise en situation et que surtout elle se répond — et pour moi c’est ça qui est enrichissant et important — c’est qu’elle répond à plusieurs choses, de mes activités ou des mes attirances, de ce que j’ai envie de travailler. Ou de la façon dont j’ai envie de travailler. Et c’est là que je me dis : oui, il y a forcément quelque chose. Ça dépasse l’espace de ce groupe, des mails qu’on peut échanger et c’est ça que je trouve vraiment intéressant.

Annick : Tu disais tout à l’heure que tu n’as plus besoin des textes. Est-ce que tu penses qu’on peut dire ça ? Ça n’est pas parce que tout devient plus facile qu’il faut abandonner les textes…

Muriel : Non, pas du tout ! Quand je dis que ça devient plus facile, c’est que leur compréhension devient plus évidente. On se sent beaucoup plus proche : ils sont moins des objets extérieurs. C’est qu’on s’autorise à les considérer autrement. On n’y est pas forcément soumis. On ne les maîtrise pas forcément, mais on peut les traverser, passer à travers. Il y a un mouvement comme ça qui se fait et c’est dans ce sens que j’entendais de ne plus en avoir besoin : ne plus les considérer comme des guides trop pesants.

Je m’aperçois aussi que dans mon travail, dans ma thèse, j’ai mis énormément de textes qu’on a travaillés ici et qui n’étaient pas forcément des textes que j’aurais abordés en me nourrissant uniquement du cycle universitaire. Je sais par exemple que je cite Galimberti. C’est une expérience qui me rend parfois l’écriture universitaire un petit peu étrangère.

Annick : Pourquoi l’écriture universitaire ne serait-elle pas …

Muriel : Au départ, c’était ça : très naïvement je me disais : « Je m’intéresse aux images et je dois manipuler des mots, il y a quelque chose qui ne va pas ». Au bout de 5/6 ans de thèse, les choses évidemment changent et je me dis maintenant que oui, il y aurait moyen de mettre en place même dans un circuit institutionnel une façon de faire de la recherche qui serait différente, où l’image ne viendrait pas en annexe quand on parle de cinéma, mais qu’on pourrait intégrer la pensée de l’image, directement ! Que ça fasse partie du travail. C’est surtout dans les pays anglo-saxons que ça commence à se faire mais en France, on n’en est pas encore là, mais je crois que ça serait possible.

Annick : Ce que je voulais dire c’est que : est-ce que l’écriture — parce qu’on ne peut pas échapper à l’écriture — est-ce que l’écriture même, la façon d’écrire, pourrait être transformée par des expériences différentes d’appréhension de l’image ? En quoi elles nous marqueraient dans notre façon d’animer les mots ?

Muriel : Je crois, mais je n’en sais rien ! J’ai l’impression que j’ai osé faire certains rapprochements que je n’aurais peut-être pas osé avant mais je suis en plein dedans j’ai du mal à en parler.

Caroline, professeur d’arts plastiques (lycée professionnel), artiste-photographe


Caroline : Depuis le début je me suis mise un peu dans un état d’écoute flottante, d’écouter — des paroles, des mots — de jeunes femmes que je connaissais pas, que je ne connais d’ailleurs toujours pas. Il faut bien dire quand même les choses telles qu’elles sont ! Et pourtant on se connaît bien. C’est toujours quelque chose qui est intéressant dans les travaux de groupe, dans toute situation humaine : sans rentrer dans une connaissance intime, on arrive quand même à percevoir quelque chose de quelqu’un à travers sa parole — théorique ou non —, même quand elle fuit. C’est quelque chose que j’aime beaucoup.

C’est un des principaux éléments de ma pratique artistique que je refuse de découper en petits morceaux compartimentés. Quand je dis que je suis proche de Pasolini, pour moi la photo, l’image, le cinéma, c’est la vie ! Je ne fais pas de différence.

Quand je suis obligée dans ma vie d’être un peu coupée de ça, par exemple dans des expériences de type éducation nationale — devant mes élèves, d’ailleurs, j’essaye qu’il n’y ait pas de coupure — il y a coupure, finalement, juste dans une forme de socialité — j’ai l’impression d’être remplie d’une certaine stupéfaction et je n’aime pas cette stupéfaction-là. Donc je tiens à dire que, à ma grande surprise, — j’ai été dans d’autres groupes de travail, — je n’ai pas ressenti de stupéfaction, depuis le début, entre nous. On ne se connaît pas, on ne se fréquente pas particulièrement à l’extérieur ou alors de manière très ponctuelle, il y a comme ça une parole très légère qui glisse, qui s’arrête, que je trouve assez vivante et c’est pour ça aussi que je suis venue très régulièrement.

Alors, l’« objet-non-objet » cinéma, j’ai l’impression qu’on joue tous un peu à l’élastique avec ça : on l’éloigne, on le rapproche. En ce qui me concerne, ce n’est pas une méthode de travail qui m’est inconnue car c’est toujours un peu comme ça que j’ai bossé par rapport à la photo, par rapport aux images. Toujours la tentation de regarder quelque chose comme un objet et puis cette impossibilité de le prendre en tant qu’objet. L’objet s’éloigne. J’appelle ça des « superparties de judo », des « superparties d’élastique » et donc j’ai eu comme ça tout de suite une forme de familiarité.

A mon ami, quand je viens ici, je lui dis : « Je vais à ma séance Pirandello ». Ça va peut-être vous sembler curieux mais quelque part dans ces paroles qui se cherchent, cette tentative de saisir quelque chose tout en sachant qu’on ne peut pas le saisir, que quelque chose se perd toujours, après ces théorisations…

…Tu dis en début de séances qu’il faudrait arriver à travailler autrement, réactiver les moteurs analogiques… finalement, à travers toutes ces errances de dire, d’expériences qu’on essaie de retracer ou de transmettre, de manière absolument libre, — ça surgit au moment où ça surgit si j’ose dire —, on arrive quand même au bout du compte à faire des phrases très… mais plus qu’une théorisation, ça fait une « parole de sens » incroyable. Je mets un peu des guillemets à ça.

Donc, ce que je trouve beau et intéressant, c’est ce côté un peu pirandellien… cinq personnages en quête d’auteur… Pirandello qui s’amuse en parlant du théâtre, à saisir quelque chose du théâtre : Qu’est-ce qui est lu sur la scène ? Et ces acteurs-là ? Donc la pièce se constitue au fur et à mesure. Ces personnages se cherchent désespérément un auteur. C’est un jeu complètement abyssal… C’est comme ça que j’appelle nos réunions mensuelles… J’apprécie beaucoup ça.

Dans mon quotidien comment ça se transforme ? J’y pense souvent et ça me permet de rebondir sur quelque chose d’autre… et ces images « non professionnelles » me ressourcent beaucoup.

J’aime beaucoup aussi le fait de relire des textes de manière altérée au sens étymologique du terme — que ce que vous, vous voyez dans les textes, c’est pas forcément ce que j’y ai vu. Ça permet d’avoir une certaine incandescence et justement de ne pas se figer dans la mémoire d’une émotion ancienne ou d’une découverte ancienne… J’adore ces déplacements-là, à tous les niveaux : intellectuel, action/non-action, écoute flottante/écoute active… C’est ce que j’aime. Quand je sors d’ici j’ai l’impression d’avoir le dos bien droit ! R éférence par rapport à la danse (Muriel). C’est agréable. Ça permet de moins déprimer aussi …

Quand tu parles (à Muriel) des paroles universitaires, Lacan en parle longuement : le discours du maître, le discours de l’universitaire, le discours de l’hystérique et le 4e que j’oublie toujours… ça été très élaboré.

Quand tu parlais (à Annick) de créer des situations en se saisissant d’instants, j’ai repensé à l’Ethique de Lacan. Il n’est pas dupe des difficultés de la transmission de la psychanalyse, malgré tous ses efforts sur les « passes », etc … A chaque fois que je lis ce séminaire-là, on a l’impression de saisir quelque chose de sa parole et puis, aussitôt après, tu t’aperçois que tu te l’accapares de manière erronée, donc tu es obligé de reprendre le texte. Et à chaque fois tu as une évidence du texte qui apparaît. Et à chaque fois que tu recommences à te l’approprier, quelque chose apparaît de nouveau d’une manière erronée, et ainsi de suite… il m’a toujours semblé que ce qu’il avait dit était absolument essentiel sur peut-être une plus grande légèreté à avoir ou — une question « éthique », justement — sur la transmission.

Ce serait peut-être intéressant de faire un lien avec la difficulté à transmettre le cinéma ou l’art en général.

Annick : Oui ! En ce moment la question de la transmission est reprise d’une façon très rigide…

Caroline : Ces difficultés propres à la transmission, que ce soit dans la psychanalyse, le cinéma, ou dans les écoles d’art… la transmission en soi… Je suis persuadée que c’est certainement pas par le contenu de l’objet, ce qu’on appelle le savoir, le savoir-faire, le savoir-être, qu’on peut transmettre quelque chose.

Lacan disait que dans la transmission quelque chose échappait toujours… quand quelque chose se transmet… c’est pas le contenu, c’est quelque chose qui est dans un espèce de nœud, donc entre imaginaire, symbolique et réel, ce qui fait « un » instant, qu’on ne peut jamais prédéterminer… donc on ne peut pas être dans une maîtrise, dans une programmation de la chose.

Marie-Catherine, enseignante d’allemand (Primaire), intervenante cinéma (Primaire), doctorante à l’Ehess (anthropologie visuelle)

Marie-Catherine : … dans cette expérience à laquelle j’ai été amenée à participer par ma thèse mais aussi par mon envie de faire des interventions avec des enfants autour de l’image…

… Ça ne me suffisait pas les recherches purement recherche sur l’image. Ce que je ressens par rapport à l’image, j’avais envie de le vivre avec des enfants et justement de transmettre plus par l’expérience que de transmettre un certain savoir.

Avec ces projets, avec ma thèse, — je pense que ça n’est pas pour rien que je travaille sur l’image en anthropologie — il y a une réflexion personnelle sur l’image qui s’est faite, comme ça, petit à petit, dans la vie, mais en fait assez distante par rapport aux textes théoriques.

C’est vrai que pour mon DEA et ma maîtrise, j’ai lu des choses sur l’image. Mais souvent, je lis pour trouver des auteurs qui disent ce que je ressens.

…Je me suis dit : dans ce groupe, je vais être amenée à lire des choses que j’ai envie de lire, mais qui ne le sont pas obligatoirement dans mon cursus universitaire. En les lisant, j’essaye de les comprendre ou d’en saisir le sens, mais aussi de me les approprier par rapport à ce que moi je ressens. Comment ils peuvent me faire évoluer dans ma relation à l’image. Le groupe m’a apporté beaucoup à ce niveau-là, peut-être une clarté de ce que je ressens. Dans les lectures, une pensée construite… C’est vrai que c’est un aimant qui m’a apporté dans ce sens-là, ça m’a fait faire aussi des ping-pong avec les auteurs ou les textes que j’ai déjà lus.

Par contre, la façon de travailler du groupe, pour moi, c’est évident. Quand on disait, au début, lâcher, faire un travail sur soi…ou quand tu me disais (à Annick) : « Garde ton style ! » … Comme je n’ai pas trop le temps, j’ai écrit, ça m’est sorti comme ça. Ça a été beaucoup plus facile que si tu m’avais dit : « Ecris un texte universitaire », comme je dois le faire pour la thèse, et où j’aurais été plus bloquée.

Même en filmant ça m’est venu assez naturellement, de filmer comme ça et après d’en parler. Et puis, voilà ! J’ai pas réfléchi longuement à une méthode ou à théoriser ce que j’ai fait. Et ça ne me paraissait pas non plus étrange. Je n’ai pas eu énormément l’habitude de filmer…

Annick : Sauf que par moments, dans ton dernier texte, tu te « reprends » : comme si tu voulais que ce soit plus organisé, plus conscient. Toutes ces questions que tu poses à la fin… Tu veux prendre du recul. Même si tu te lâches, il y a des moments, dans ce lâcher, les conditions… culturelles sont comme ça, tu veux comme récupérer ça par rapport à une norme.

Marie-Catherine : Ma façon de faire, c’est pas conscient. C’est ma façon de réfléchir en général dans la vie. A des moments on se lâche, il y a des analogies. Après, il y a des moments où on essaye de mettre une logique dans ce qui s’est passé. Quand on écrit, à des moments on est dedans, dans ce qu’on a vécu, mais forcément il y a une distance puisqu’on ne le vit plus, donc il y a toujours une réflexion aussi sur ce qu’on a vécu qui vient plus facilement et ça se rajoute naturellement aussi par le fait d’écrire et pas juste de le raconter ou de le vivre.

Annick : Je voulais essayer un petit peu de pointer ça : arriver à pointer là où on croit qu’on se lâche et où finalement on ne se lâche pas. Ça peut devenir intéressant. Comme exercice personnel.

Marie-Catherine :  J’ai pas pensé consciemment à me lâcher. Ça m’est sorti comme ça… Sur le coup ça me paraissait évident de le faire. Bon ou pas bon. C’est ce qui sortait à ce moment-là.

Paola : Quand tu dis, c’est pas conscient, il y a quand même une construction dans l’écriture… il y a une mise en scène.

Marie-Catherine : Oui, mais pour moi : je suis devant l’ordinateur, j’ai mes notes et j’écris. J’ai pas fait un plan. Je ne suis pas là en train de me dire consciemment « Qu’est-ce que je vais construire ? » C’est comme quand je parle : il y a des idées qui me viennent, donc je les note. Ou en relisant les notes, je vis le moment vécu et, par association, des réflexions me viennent auxquelles je n’avais pas pensé sur le coup.

C’est le bagage que tu as en toi : les textes, tes propres réflexions, etc. Tu construis quelque chose là-dessus, mais c’est pas conscient dans le moment. Je me lâche par rapport aux textes qu’on a lus et j’essaie de trouver en moi… ce que je trouve ou pas. Je ne pense pas au texte mais finalement… ce qui naît en toi ne vient pas non plus du nulle part. Mais c’est pas conscient…

Caroline : Au lieu de « bagage »… « dépôt » … Qu’est-ce que tu en penses?

Marie-Catherine : « dépôt », c’est pas très vivant. C’est une accumulation de choses. Bagage, dans le sens que c’est pas toi seule qui construit ton bagage mais quelque chose que tu te fais. Je sais que dans l’écriture, ou même par rapport à ma thèse, il y a des choses que je pense, que j’ai développées, même sur l’image à travers les textes, mais après-coup. Je ne vais pas vraiment savoir ce que je pense, là, sur qui je me base, et d’où ça vient. J’ai l’impression finalement que c’est un mélange de textes et de réflexions, et de vie, et d’expériences qui m’ont formé cette idée.

Caroline : Souvent, dans des pratiques artistiques, tu vas à l’aventure, tu ne sais pas. Quand tu pars de A tu ne sais pas si tu veux aller à Z… ou… tu sais rien… Une œuvre d’art ne se construit pas en ayant A, B, … Même si tu as un concept de base. Une pratique artistique c’est quelque chose qui s’envisage sous la forme de dépôts consécutifs entre guillemets, ce qui peut constituer une « pratique artistique », au sens aristotélicien et aussi heuristique du terme. C’est ce que j’essayais d’exprimer tout à l’heure, en filigrane.

Ce que je trouve bien dans un groupe de travail, c’est que toutes ces séances-là forment des espèces de dépôts, comme une espèce d’aventure artistique, finalement.

Annick : Un « dépôt », comme des strates …

Marie-Catherine : Ah oui, d’accord.

Caroline : Quelque chose qui se dépose sans que tu t’en aperçoives parce que tu as pratiqué, parce que tu as vécu ça toute la journée et que, au bout de quelques temps, tu t’aperçois que ça s’est déposé mais tu n’avais pas forcément l’intention de l’y mettre, ce dépôt-là.

Marie-Catherine : Oui, pour moi « dépôt », c’est là où tu déposes les meubles, je ne le voyais pas dans ce sens…

Le fait qu’on a travaillé l’image pour moi a été important. Qu’on puisse travailler sur quelque chose qui a été, qui est du vécu, de l’expérience. On en parle différemment que si on ne parlait que des textes.

A la rigueur, si on arrivait à parler de tout ça, sans parler spécifiquement de gens qui en ont parlé dans tel texte… moi personnellement, je me dis : « J’aurais moins besoin de textes » parce que finalement je pourrais avoir la même expérience sans avoir lu tous ces textes. Pour moi, c’est moins important de savoir que telle chose a été dite par telle personne. Justement, dans le système universitaire, il faut citer, et se positionner par rapport à l’auteur. Mais après, dans l’expérience vécue ou même par rapport à des enfants, quand on a envie de transmettre quelque chose, pour moi c’est pas tellement l’importance d’un savoir, — savoir qui a dit quoi et d’avoir compris ce savoir-là — mais d’avoir à la rigueur acquis ce qu’ils disent ou ce qu’ils veulent nous transmettre et que toi par ton expérience tu le revis, après, en oubliant que c’est untel ou untel qui l’a dit tant tel contexte.

Annick : C’est un point crucial. Il est évident que tous les textes — et c’est ça qui a peut-être été mal compris par des gens des groupes précédents — les textes ne sont pas là pour « qui a dit quoi ».

J’ai créé Ouvrir le cinéma et je me suis mise à travailler ces textes… l’expérience, c’est pas l’empirisme.

Quand, dans les opérations pédagogiques autour du cinéma auxquelles j’ai participé j’ai vu certaines personnes travailler ou parler de leur mode de travail… quand on en réfère uniquement à l’expérience d’une façon trop simpliste… le « dépôt » des clichés devient de… l’arthrose ! On croit qu’on a innové et en fait on n’a fait que solidifier des clichés.

Ce qu’il faut justement, c’est retrouver ce que c’est effectivement que l’expérience, et il y a des pensées, je me fiche que ce soit Rovatti, Sartre ou Merleau-Ponty, mais il y a des pensées qui peuvent nous aider à faire craquer les clichés. Donc, les textes, ils sont pour moi, hyper importants.

Marie-Catherine : Je ne dis pas qu’ils ne sont pas importants, nous sommes toutes habituées à travailler à partir de textes. Justement si on ne compte que sur l’expérience, si on ne se confronte pas à une chose extérieure comme un texte, qui nous remet en question… Oui, il y a danger si… Tout le monde croit comprendre quelque chose mais le comprend à sa manière…

Caroline : Pour moi un livre c’est pas un texte bourré de savoir, c’est une rencontre. Quand je trouve un écrivain ou un très bel essai philosophique, tout à coup, l’aspect du savoir en terme de savoir disparaît automatiquement. C’est une rencontre comme une rencontre amoureuse. Les textes sont donc essentiels, mais il faudrait peut-être du coup parler du rapport au texte comme du rapport à une image, finalement.

Annick : Je reviens à ce que tu disais (à Marie-Catherine) au tout début. Ces textes-là, je suis comme toi… Dans les textes, je cherche en partie ce que je n’arrive pas à formuler mais que je devine. Du coup l’autre me renvoie à moi-même. Ces textes que j’ai apportés, je me les étais appropriés, et chacun d’entre vous va se les approprier autrement. Mais ils ne sont pas normatifs. Ils sont mis en pâture…

Pour reprendre un peu ce que j’ai dit dans Olc12 en ce qui concerne les étudiants à l’Esec, quand je leur ai apporté Leroi-Gourhan — qui n’était pas pour eux une référence —, ils n’ont pas eu cette déférence que quelquefois j’ai ressenti un peu dans l’attitude de certaines personnes l’année dernière, qui disaient « Il y a trop de textes » : Pour elles, les textes, c’était du « Savoir », avec d’une certaine façon, inavouée, quelque chose d’intouchable. A l’Esec, ils ne connaissaient pas Leroi-Gourhan, ils s’y sont « engouffrés » et — ils y ont pris du plaisir. Cela pouvait les nourrir parce qu’il y avait du désir. Donc, quand il y a du désir tu fais fi de toute hiérarchie… Tu es carnivore. A l’Esec, ils étaient « carnivores de Leroi-Gourhan ». Alors que, bien souvent, on ne veut pas entendre parler de son propre désir.

Muriel : C’est ça que j’ai apprécié ici dans le dispositif qui est mis en place.

J’ai l’impression que par rapport au cinéma, c’est la même chose. Quand tu disais « L’amour du cinéma ne suffit pas », c’est un peu ça aussi. Le fait d’arrêter aussi de voir des films, d’être en position, je dirais presque, de sacralité, par rapport aux films ou aux livres. Pour avoir beaucoup fréquenté les facs de cinéma ou les milieux cinéphiles, depuis un moment… C’est une attitude qui… c’est un désir presque pré-établi.

Il a les films de Machin, les films de Truc, tel passage dans tel film qui est…. C’est vrai que j’ai l’impression de déconstruire au fur et à mesure que j’avance et que je vis des expériences, comme celle-ci, notamment. C’est ça qui me nourrit.

Cette phrase, c’était une des premières fois qu’on s’était rencontrées, ou bien tu l’avais mise dans un texte : « Mais enfin, mais bien sûr, qu’est-ce que c’est que cette histoire ! Si ! L’amour du cinéma, ça suffit ! » Il m’a fallu beaucoup de temps pour déconstruire cette phrase-là et pour déconstruire ce rapport-là. Je crois que — texte ou image — c’est pareil : déconstruire ce rapport qu’on traîne un peu comme un boulet.

Annick (à Marie-Catherine) : On t’a coupé la parole…

Marie-Catherine : … une dernière chose : Tu demandais si tu pensais que ça puisse évoluer lentement dans l’écriture universitaire : moi j’ai l’impression qu’en France c’est encore très académique, surtout au niveau de la thèse. Après, quand on a fait ses preuves, on est plus libre.

Même si en anthropologie il y a une certaine ouverture, il reste l’idée de se dire : la science n’est pas juste une réflexion subjective, même si on dit bien qu’elle n’est pas objective …

Caroline :Moi, je parlerai plus des écoles d’art et des enseignements que j’ai pu recevoir…

C’est vrai qu’on est dans une période où on refuse le sujet, où pour établir la puissance d’une pensée, il faut qu’elle soit soi-disant « objective », bah non ! Dès que tu es dans une œuvre, dans l’idée de construire une œuvre, le meilleur moyen d’être crédible, c’est de partir de soi, donc de rétablir du sujet. Et Dieu sait si depuis Deleuze, il y a eu des post-deleuziens qui ont sans arrêt voulu casser, de manière politique, de manière… Je crois qu’il y a peut-être une impossibilité à faire ce genre de dispositif de transmission dans un cadre universitaire ou pas, parce que le propre de l’Institution est qu’elle n’en veut pas, que ce soit en France, en Allemagne ou à Tombouctou ! Je pense que ça ne peut être que des cas isolés de transmission de petits groupes qui ne peuvent se construire que d’une manière singulière, à l’écart des institutions.

Marie-Catherine : Dans le travail de l’anthropologue sur le terrain, le sujet s’introduit toujours… mais c’est plus dans la conception de la science en elle-même… Dire qu’on va atteindre un savoir qui va au-delà du sujet dont il émane… donc on contribue à un soi-disant savoir général, pour moi c’est contradictoire à l’idée de se dire que il y a un sujet qui pense et qui par ses associations va dire quelque chose qui amène…

Caroline : Un des plus grands philosophes, Walter Benjamin, n’a jamais travaillé autrement, malgré tous ses outils philosophiques, et sa grande érudition, que par analogie, que par faire des rapports entre des choses extraordinairement éloignées… c’est bien pour ça qu’il n’a pas pu enseigner à l’Université et je crois que tous les grands penseurs et tous les grands philosophes, et quelles que soient les disciplines, ont dû à un moment donné s’écarter des discours universitaires pour pouvoir construire leur œuvre. Sinon, on t’interdit d’être un sujet. Et c’est pas possible de constituer une œuvre si t’es pas un sujet.

Marie-Catherine : Ce que je cherche à te dire c’est que c’est certainement pas l’Université qui va créer des penseurs ou qui va transmettre ça… à l’Université on apprend à être un universitaire.

Paola, animatrice cinéma dans un centre culturel (94)

Paola : Il y a déjà plein de choses qui ont été dites… je fais un peu la comparaison avec l’année précédente. Pour moi, il y a un lien et une évolution en intensité… je pense, c’est le mot… par rapport au travail qui a été fait sur les textes. Par contre, moi, là où ça bloque, c’est la caméra. Pour moi, ça a été un véritable choc.

Par rapport à ce que vous avez dit, je suis parfaitement d’accord. Je me sentais à l’aise dans le travail qui était fait sur les textes. C’était un véritable plaisir. Je l’ai vécu comme ça. Ce qui est aussi le cas cette année.

Mon problème aujourd’hui c’est d’intégrer ce travail-là avec l’expérience de la caméra et moi j’arrive pas du tout à le faire … Là où j‘étais à l’aise dans les textes, bien sûr il y avait des impasses, mais que j’arrivais à surmonter … Ça n’a pas été le cas avec la caméra.

Là, avec une caméra dans la main… il n’y avait plus rien d’évident. J’étais incapable de profiter de tout le travail qui avait été fait… Avec cet objet dans la main qui m’était… étranger ! alors que c’était le rêve pour moi d’avoir un joujou comme ça dans la main et de filmer n’importe quoi n’importe comment ! J’arrivais pas à faire le lien…

Marie-Catherine : … Entre ton regard et le regard de la caméra…

Paola : Il y a ça…

Et l’autre petit choc, c’est en lisant le compte-rendu d’Annick. Quand j’ai lu la transcription que tu as faite de l’enfant qui a vu les images. J’avoue… J’ai lu le texte comme ça… Je venais de l’imprimer … Je lisais une ligne sur deux… j’étais dans les transports et j’ai râté les lignes où c’était écrit que c’était l’enfant. Donc j’ai lu directement… en plus c’était en italique, c’était différent ça attirait mon œil. Je pensais que c’était toi (à Annick) qui avait écrit ça. Après, quand je l’ai relu en ne sautant pas les lignes, je me suis dit : Annick, elle a forcément modifié, c’est pas possible ! Et là, pourquoi ? Parce que là aussi, j’ai encore du mal à voir que… dans la pratique de cet enfant, ça a été possible, quoi !

Marie-Catherine: De quoi ?

Paola : D’arriver à ça ! C’était quand même une pratique, celle du regard face à cette image, alors que moi j’ai du mal à articuler ça et je… pour moi l’impasse est là et pour moi le…

Annick : … Lui, c’est pas par rapport à la caméra…

Paola : Non, mais c’était quand même une pratique. Il était face à des images. Il y a un travail qui a été fait avant, oui, mais là, c’était une pratique de regard !

Annick : D’un coup, il a accès à quelque chose que d’une certaine façon toi tu te… comme si tu t’interdisais d’avoir accès à ça… il y a un lâcher prise chez lui qui tout en restant très objectif, — il est pas du tout halluciné, il est là…

Paola : Oui, mais il y a des choses qui ressortent qui ne sont pas de l’ordre d’une observation de scientifique avec ses données …

Annick : Il y a des choses qui lui échappe par le style.

Paola : Voilà! tout à fait … et mon attente à moi par rapport à l’expérience de la caméra telle que je pouvais me l’imaginer avant, c’était d’avoir ça ! Alors que… J’étais dégoûtée ! Mon problème est là. Pour moi il y a quelque chose qui doit se déclencher là mais je ne sais pas comment…

Annick : Je pense que c’est dans cette histoire de registre logique et de registre analogique…

Paola : C’est possible…

Caroline (à Paola) : Ce que tu dis m’évoque ce que peuvent nous dire des étudiants de 1ère ou 2ème année dans les écoles d’art quand ils sont confrontés à de nouveaux mediums où tout à coup ils ont une espèce de rencontre avec l’idée d’une œuvre, quelque chose qu’ils n’avaient jamais vu, quelque chose d’invu, de non-vu ou de je ne sais pas quoi…

Marie-Catherine : Vouloir trop réfléchir ou s’imaginer qu’il y a tout un truc à faire, en fait… justement, un enfant le fait, c’est très simple… avec la caméra… si on donnait un devoir précis, on se dit : « Ouh, là, là ! c’est compliqué ! » On est beaucoup plus bloqué que quand on… L’enfant le prend très simplement, au mot, et il le fait… directement. Quelquefois on intellectualise énormément, on essaie de réfléchir ou même de lâcher le savoir. C’est pas intellectuellement qu’on va arriver à lâcher le savoir mais… on doit le sentir, on doit arriver plus presque physiquement ou dans l’expérience, sentir ce qui est demandé…

Paola : Je ne sais pas si c’est exactement ça mais tout ce qui me semblait évident quand on pouvait parler de l’expérience de la caméra, ne l’était plus quand j’avais la caméra en main. C’était pas tellement l’idée de filmer la lumière et tout ce qu’on avait dit autour, mais c’était vraiment ça : ce que je m’attendais de cette expérience-là, où ça pouvait aboutir par rapport à ce qu’on avait dit dans les textes, à travers les textes, et qu’on avait essayé de formuler, nous, une fois que j’avais la caméra dans la main, j’étais complètement perdue…

Caroline : Tout ce que je peux dire de mon expérience avec des étudiants d’art, c’est que la rencontre avec son désir via l’image est très douloureuse…

Marie-Catherine: Quand t’as un désir ou une attente, c’est vrai que c’est plus difficile. Moi, j’ai pris la caméra, j’avais pas une attente spécifique à vivre une expérience…

Caroline : Même sans avoir une attente, parfois ça peut te tomber dessus comme ça.

Paola : Une expérience comme ça, je la comprends si je fais référence à un travail d’écriture. Quand j’ai écrit mon mémoire, c’était en Italie — grâce à la liberté qui m’avait été donnée justement d’une écriture qui n’avait pas de contrainte académique. On peut vivre une expérience pareille comme j’ai vécu par rapport à, — c’est banal —, mais la feuille blanche, aussi, il faut démarrer… Il y a quelque chose qui s’est déclenché à un moment, ce que je n’ai pas ressenti avec la caméra, alors que je me disais qu’il y avait tous les présupposés pour que ça se déclenche, alors pourquoi ça ne s’est pas déclenché ?… Où chercher pour que ça se déclenche ?…

Marie-Catherine : Il y a quand même une attente de vivre quelque chose que t’as pas vécu…

Annick : Ça fait longtemps que tu attendais cette expérience…

Paola : Oui ! quand ça restait dans ma tête ça allait et je pouvais m’imaginer et avoir plein d’idées pour ce que j’aurais voulu faire avec. Mais avec l’objet dans la main !

Caroline : Passage du fantasme au passage à l’acte ! Que ce soit l’écriture ou l’image, c’est variable pour chaque individu.

Annick : … Quand tu vois quelqu’un qui fait quelque chose qui te touche terriblement et dont tu te sens totalement incapable… ça paraît un monde !…

Caroline : Intouchable …

Paola : Ma déception, disons, je ne sais pas si c’est le terme, c’était par rapport à mes attentes. Le fait d’avoir cette caméra en main et de ne pas savoir par où commencer… Qu’est-ce que je filme ?… Des trucs tout bête ! Du coup, le cadre, je savais même plus ce que c’était !… Tous les trucs qu’on t’apprend… enfin, moi on me les a jamais appris (rires)… mais, bon … L’analyse filmique, les tailles de plans, etc… Quand j’avais la caméra en main, ces trucs-là ça n’avait pas de sens ! J’avais pas la moindre idée de… Tu as un monde devant toi et après… tu dois faire des choix, décider et du coup… tu es complètement perdue avec ces repères-là…

Caroline : C’est pas parce que tu sais beaucoup de choses que tu vas pouvoir…

Marie-Catherine : C’est plus une expérience qu’un savoir.
Quand tu pensais à filmer, avant, est-ce que tu avais des images dans la tête ? Tu n’arrivais pas à ce que tu t’imaginais de filmer, ou bien… ?

Paola : Non, c’était par rapport à mon regard de façon toute bête… avoir envie face à des choses que tu voies, d’avoir une caméra et de… par rapport à ton ressenti, de voir des choses et de filmer. Justement, par rapport au ressenti, je me disais : « Pourquoi en lisant des textes je ressens des choses qui me parlent qui me touchent, qui me font réagir ? Pourquoi avec la caméra je ne ressens rien ? » C’était une espèce d’apathie et justement j’aurais ressenti des choses ça m’aurait aidé pour décider où diriger ma caméra ! D’où l’idée de la poser sur un pied, comme ça je n’avais pas à la toucher ! Il suffisait de la déclencher — Non j’ai pas utilisé la télécommande — Et deuxième choix : mettre un CD pour ne pas…

Marie-Catherine : … Laisser faire les choses, en fait…

Paola : M’impliquer le moins possible là-dedans…

[…]

Muriel : C’est ce que je disais tout à l’heure. Le fait d’avoir l’impression de comprendre, de vraiment intellectualiser le rapport qu’il pourrait y avoir avec la caméra et le plaisir de filmer et de savoir très bien que — là, avec cette caméra-là dans ce cadre particulier, c’était pas du tout ça, ça n’avait rien à voir — C’est pas une question de plaisir ou de déplaisir. Si, j’ai bien aimé, c’était toujours agréable de filmer mais tout en sachant très bien que ça se travaillait pas là où je voulais que ça se travaille et de pas arriver justement à comprendre où. Pourquoi il y avait un truc qui… ça bloque pas puisque finalement je l’ai prise assez facilement… Avant j’ai filmé avec du S-8 mais jamais avec cette caméra et l’écran latéral, une caméra que j’avais pas à mettre à l’œil. Le Super8 : tu vises, c’est un temps différent, c’est un bruit différent, moi c’était du muet, ça n’a rien à voir…

Le fait d’être dehors et de se balader avec la caméra et de s’arrêter un moment pour filmer c’est assez facile. De plus en plus facile. Mais par contre, de sentir qu’il y a quelque chose qui ne se passe pas et d’en être tout à fait conscient et de pas savoir où est ce que ça ne passe pas, ça c’est un mauvais souvenir.

Annick : C’est artificiel comme situation pour vous … ça met à mal son propre désir. Vous n’avez pas forcément envie de filmer ce mois-là, dans cette contrainte, c’est-à-dire en fonction de certaines questions sur la lumière, sur l’objet…

Marie-Catherine : Tu nous a quand même fait lire des textes !

Annick : … Je me demande si moi j’en serais capable…

Caroline : Depuis le début, je me demande bien ce que je vais pouvoir faire et j’ai dû déjà imaginer 250 scénarios ! Au moins ! Pasolini dit : Pourquoi, diable réaliser quelque chose qu’on a tant de plaisir à imaginer. Ça ne se fait pas comme ça, — même si on le fait en cinq minutes, sur une impulsion en amont —, il y a des questions incessantes. Ça doit être pour ça que je me suis débrouillée pour être la dernière…

Annick : Comme une parade… Quelquefois on ne le sait pas qu’on est dans la parade. Là, on est dans de telles conditions, que nos parades on doit les dire ! C’est ça le côté… que je dis « artificiel ». Il y a quelque chose d’imposé.

En ce qui me concerne, quand j’ai filmé l’été dernier, c’était différent.

C’est une chose à laquelle je pense beaucoup, surtout avec les enfants… C’est pour ça que je ne sais pas si je m’autoriserai à nouveau, avec des petits, à passer par la caméra…. Je ne sais pas si ça n’est pas pire que rien… J’en sais rien. Pour l’instant je fais un travail de groupe, réflexif, de manipulation verbale.

Marie-Catherine : Par le fait que ce soit imposé, c’était aussi un petit peu comme découvrir ce que je peux en faire, sur le vif. Qu’est-ce que je vais voir autour de moi et comment ça change mon regard et ma façon de vivre le moment ? Ou de regarder ou de chercher la lumière et ce que je vais être capable de faire… ?

Annick : Tu as trouvé une parade pour approcher quelque chose d’imposé… Il est évident que Paola a un rapport à l’écriture très fort…

Marie-Catherine : Pour moi l’image est plus facile…

Annick : Il est évident que Paola investi beaucoup dans son rapport à l’écriture et que cet investissement est déjà un déplacement par rapport à quelque chose qui est… trop fort. La façon dont elle parle de son expérience, c’est comme si la rencontre était trop forte, alors elle se retranche derrière sa soi-disant maîtrise de l’écriture. Mais on pourrait tout à fait imaginer que sa maîtrise de l’écriture c’est comme une parade pour ne pas toucher à une chose qui est encore plus forte pour elle… comme un No trepassing ?