Valérie et Françoise
G. étaient absentes le 2 mai, à
leur grand regret. J'espère qu'elles pourront réagir
par écrit à ces lignes. Je vous ferai parvenir
leur contribution.
***
Pour cette dernière séance,
il n'y avait pas eu à proprement parler d'ordre
du jour, aucun point précis, aucune question,
n'avaient
été posés à l'avance. Il s'agissait
plutôt de recueillir pêle-mêle vos remarques
et vos interrogations (plus de problèmes à questionner
cette fois-ci !) sur le mode de fonctionnement du groupe,
sur les regrets ou les attentes inassouvies, en toute subjectivité.
D'une certaine façon, un moyen de passer le relais au
groupe de l'année prochaine et commencer à
penser à sa mise en place.
En fait, vos remarques ont plutôt
été un prolongement de notre réunion
du 14 mars. Vous avez formulé d'une autre façon,
avec d'autres exemples, l'apport du travail effectué
cette année à votre approche personnelle du
cinéma. Cela nous a entraîné vers d'autres
sujets. Nous avons échangé des choses personnelles
plus que de coutume. Il y avait un peu une atmosphère
de fin d'année (Le crémant de Bourgogne et
la schiacciata alla ricotta de Toscane y ont contribué).
Je présenterai le récit
de la séance, non pas d'une façon chronologique,
car j'en suis incapable, mais d'une façon fragmentaire,
comme cela me reste en mémoire, en m'autorisant, comme
d'habitude, des associations a posteriori.
De l'autonomie corporelle et psychique
Nous avons parlé d'autonomie
à la suite du constat de Maryvonne sur ce qui a changé
en dix ans dans le rapport à la culture des jeunes
élèves qui arrivent en 6ème au
collège. Elle note une sorte d'apathie, d'indifférence
généralisée (rappelons qu'elle est professeur
de mathématiques dans un collège du 14ème arrondissement,
proche de Montparnasse).
Selon Le Petit Robert, l'autonomie
est “le droit pour l'individu de déterminer
librement les règles auxquelles il se soumet”.
Autonomie ne sous-entend donc pas refus des règles,
individualisme forcené, ignorance des autres, mais
simplement, une marge, une distance, une place pour la réflexion,
laissée à
chacun d'entre nous, afin que l'on puisse se décider
sur le choix des règles auxquelles nous acceptons
de nous soumettre.
Parler d'autonomie, c'est poser des
questions qui vont dépasser largement le cadre scolaire
et intéressent notre façon de penser l'éducation,
la transmission, le rapport à la connaissance, et
même notre être-au-monde en général,
notre être social.
Pour être, à l'âge
adulte, autonome psychiquement, intellectuellement, en un
mot, être capable de prendre des décisions,
sans se soumettre aveuglément à l'autre, certains
ont pensé que cela pouvait s'apprendre (disons plutôt,
se vivre) dès la naissance, simultanément par
le corps et par l'esprit.
Au cours de notre discussion, j'ai
parlé du pari éducatif pratiqué à
la crèche municipale de Sèvres (92) dans les
années '70, où l'on s'est inspiré
très largement de la méthode d'une pédiatre
hongroise Emmi Pikler. Le hasard a voulu qu'un film consacré
au travail d'Emmi Pikler soit diffusé sur Arte quelque
temps après (Locsy, une maison pour grandir,
film de Bernard Martino).
A Sèvres, comme à Loczy,
on s'occupe entièrement, totalement, du bébé,
à certains moments privilégiés (les
repas, la toilette). On parle à l'enfant comme à une
personne, on le touche avec une grande délicatesse,
on respecte son temps (l'adulte se soumet au temps de l'enfant.
Le film par exemple, montre un bébé d'un mois,
que la nurse ne parvient pas à réveiller pour
lui faire prendre son bain. Tant pis, pour le bain, elle
remettra le petit dans son berceau. Le bain sera pour plus
tard.)
Le bébé passe la plus
grande partie de sa journée, par terre, couché
sur le dos au début, au milieu des autres et des jouets
(mêmes simples comme des bassines de plastique) multicolores.
Le bébé, au gré, du développement
de sa force musculaire, apprendra tout seul, à se
mettre sur le ventre, à ramper, marcher à quatre
pattes, marcher sur ses jambes, sans pleurer ni demander
de l'aide. Il apprendra aussi à se connaître,
et à connaître les autres. Le film de Bernard
Martino contient des images absolument extraordinaires. Notamment,
celle d'un bébé
de 8 mois jouant avec une bassine aussi brillante que de
l'inox (mais elle semble très légère)
et découvrant par hasard son reflet au creux de la
bassine. J'ai repensé, bien sûr, à ma
proposition de travailler l'image avec les Maternelle à partir
d'une bassine d'eau. Une autre image très émouvante
du film, nous donne à voir deux bébés
de 9 mois, par terre, sur le ventre, qui se touchent le visage,
les cheveux, les yeux dans les yeux, avec une grande attention,
et se sourient.
Loczy, une maison pour grandir :
extraits du commentaire.
“Faut-il alors s'éloigner
et laisser l'enfant seul, livré à lui-même ?
Certainement pas. Pour Emmi Pikler, il faut être
très présent, au contraire, mais différemment.
Il faut accompagner, dans un cadre sécurisant, la
construction psychique du bébé qui peut alors
s'opérer sous les yeux d'un adulte attentif.”
“Les images des bébés
sans mères de Loczy nous apprennent quelque chose
qui vaut pour tous les bébés : c'est
qu'un bébé apprend certes beaucoup de l'adulte,
mais qu'il a aussi des choses à découvrir
par lui-même, son travail de bébé à faire.”
“On a ce rêve, qui
fut celui d'Emmi Pikler, d'un enfant meilleur, plus civilisé,
moins sujet aux pulsions cannibales. De fait, le comportement
des enfants semble exempt de toute brutalité, empreint,
au contraire, d'une grande délicatesse. Ils touchent
les objets, ils touchent les autres, de la manière
dont ils sont eux-mêmes touchés.”
“Que deviennent les anciens
de Loczy ? Est-ce que le fait d'avoir été
ainsi traités même brièvement au début
d'une vie dont ils ont tout oublié peut faire d'eux,
comme le pense Myriam David, des êtres réconciliés
avec les autres, capables d'aimer et de travailler selon
la définition que Freud donnait d'un être en
bonne santé ?”
J'ai enregistré ce film. Je
peux vous pr¡ter la cassette.
***
Pour revenir à notre sujet,
le cinéma : comment trouver les moyens pour en
parler avec des enfants ou des adolescents qui ne s'y intéressent
pas de la même façon que nous ? Comment
respecter leur autonomie dans la découverte et l'apprentissage,
comment les accompagner, sans leur imposer d'emblée, notre propre
vision, fondée sur notre vécu ? Quels
dispositifs inventer pour mettre en place, mettre en pratique
ces bonnes intentions ?
Dans notre discussion nous n'avons
pas apporté de réponses à ces questions,
mais nous avons cherché à cerner davantage
le contexte.
J'ai parlé d'un livre italien
dont la lecture m'est actuellement très utile : Psyche
e techne, l'uomo nell'età della tecnica, de
Umberto Galimberti (Feltrinelli, 2000) . Ce livre est une
sorte d'histoire de la philosophie occidentale à
partir du rapport de l'homme à la technique.
J'y ai découvert une proposition
qui m'intéresse beaucoup, c'est la différence
que l'on peut faire entre l'expérience dite immédiate (sans
intermédiaire, qui relève de l'action)
et l'expérience secondaire (qui relève de la réflexion).
Cela doit être une idée familière aux
philosophes mais je ne l'ai jamais entendue exprimée
en ce qui concerne la pédagogie du cinéma.
Il faudrait je crois travailler cette double définition
de l'expérience en liaison avec les actions pédagogiques
dites “pratiques” ou de
“création” qui se sont énormément
développées ces dernières années
(j'y ai moi-même participé). J'ai toujours eu
l'intuition, par exemple, que le fait de donner une caméra
à un enfant ou à un adolescent ne voulait pas
forcément dire qu'il allait avoir une expérience
de cinéma.
Pour savoir où l'on va, il
est nécessaire de se poser initialement quelques questions
qui ne relèvent pas du cinéma, ni même
de la pédagogie, mais de la philosophie : dans
la “manipulation”, qu'est-ce qui entre en jeu ?
et comment ? Il est fort possible qu'on ait en toute
bonne foi le sentiment de donner beaucoup d'autonomie à
l'enfant ou à l'adolescent alors que notre manière
de procéder est très orientée. Cela
est très difficile, je ne fais qu'ouvrir le
problème.
Il y a de nombreuses façons
possibles d'aborder le cinéma. Ce qui me paraît
primordial c'est, d'abord, de chercher à savoir d'où
l'on parle, ce qui parle en nous, les idéologies
qui nous agissent. Cela revient à être dans
une attitude constamment “critique”, au sens
où l'on cherchera à travailler, à comprendre, à
partir de points ou d'éléments qui nous font
douter, nous perturbent, nous mettent en crise plutôt
que de repérer ce qui est stable, non équivoque,
ce qui nous rassure. Remettre en questions, constamment.
Pour avancer[1]
A ce sujet, j'ai parlé d'une
approche qui m'intéresse particulièrement parce
qu'elle me met face à un paradoxe que je n'ai pas
encore résolu. C'est la question de l'approche du
cinéma, par la notion de plan. Paradoxe entre mon
travail personnel de “faiseuse“ d'images et mon
activité
pédagogique.
Extrait de mon journal ciné
(décembre 2000)
Tout mon travail tourne autour
du plan, depuis le début. J'ai même l'impression
que j'en viens à “sortir” le plan du
film. Comme si je voulais travailler d'une façon
inverse : retrouver dans le plan ce que l'on cherchait
auparavant dans le film. Ultime échappée
pour sauver le plan, que je re-baptise “vue”.
Mais le sauver de quoi ? (je repense
à mon sujet de maîtrise jamais écrit
: “l'avènement de la fiction dans le plan”)
Et pourtant, j'ai l'impression
que le plan ne peut plus être le point de départ
pour aborder aujourd'hui le cinéma avec les nouvelles
générations (je repense à mon petit
texte
écrit au moment de Jeunes lumières [2] : “Ce
qui grandit avec les enfants, ce n'est plus le cinéma”.),
qu'il est devenu inopérant, qu'il faut trouver le
chemin pour arriver à lui. Et au cinéma, tel
qu'il a été. Partir d'aujourd'hui et non d'hier.
Remonter le temps à partir du vécu.
Plusieurs types d'images vues
ou revues récemment m'ont amenées vers ce
paradoxe : des films récents de Jonas Mekas à l'exposition
“Voilà”, le documentaire sur Tokyo de
Jean-Pierre Limosin, le debut de Good bye south, good bye
de Hou Hsiao-hsien.
Pour essayer de me sortir de ce paradoxe,
j'ai eu besoin de me souvenir qu'il y a une différence
entre le point de vue du spectateur et le point de vue de
celui qui “fabrique” une image. Les formes d'action
et de réflexion qui sont en jeu ne sont pas du même
registre (il y a des tonnes de livres écrits là-dessus).
”Le spectateur ne pense
pas le plan. Moi, j'ai excessivement investi sur le plan
comme unité
et c'est dangereux. Je mettais ça en rapport avec
la cinéphilie qui est pour moi une pensée du
plan, alors que le spectateur fait complètement abstraction
du plan, ce qui compte pour lui c'est le film, l'histoire,
l'acteur”. (Pascal Kané, cinéaste, in Entretien
avec Pascal Kané, propos recueillis par Pascal
Bonitzer et Serge Daney, Cahiers du cinéma, nç279-280,
8/9/1977, p.78)
Entre les deux points de vue pour
aborder une image — comme spectateur ou comme créateur,
fabricant de cette image — , il y a des modes de pensée
qui agissent et qui ne sont pas les mêmes. Ce qui fait
problème c'est que très souvent, on passe d'un
registre à l'autre, sans préciser quand
on change de registre,
Actuellement, les pédagogies
tendent à renforcer le point de vue du créateur
(on passe par la “pratique“, par l'“expérience”,
on parle de “pédagogie de la création”)
mais sans avoir suffisamment repérer ce que cela implique
de différent comme gymnastique mentale, et
sans avoir vraiment permis à “l'élève ”
d'éprouver la différence, de faire par lui-même
la comparaison. On retombe, entre autre, sur la question
de l'autonomie.
Good bye south, good bye
J'ai pu revoir et enregistrer sur Arte, Good
bye south, goodbye, de Hou Hsiao-hsien. En travaillant à partir
de la copie VHS, j'ai cherché
à repérer pourquoi, lorsque j'avais vu ce film
à sa sortie en salles, j'avais eu le sentiment d'un
rapport nouveau à l'espace et au temps que je ne pouvais
exprimer que par les mots de dilatation, compression/extension.
C'est donc par un travail de description
qu'il m'a fallu commencer : repérer, décrire
les éléments du film qui pouvaient contribuer
à me faire éprouver ce sentiment de grand élasticité,
plasticité, mais aussi de syncope.
Sur les cinq premières minutes
du film, je m'aperçois d'abord qu'il y a beaucoup
moins de plans que je croyais. En fait, il y en a trois,
plus le générique.
Il y un jeu habile de passages rapides,
au sein d'un même plan, de l'ombre à la lumière,
de mouvements de caméra passant brusquement du lointain
au très très proche, associés à
des interruptions soudaines dans la bande son (musique assez
techno + bruit mécanique de train). Dans un même
plan on “assiste” au “rétrécissement”
du paysage filmé depuis l'arrière d'un train,
en opposition à d'autres train circulant en sens inverse
(comme il est difficile de décrire une image mobile
quand il n'y a pas d'action ni de dialogues !)
Ce début de film serait un
hymne au décalage généralisé,
par rapport, bien sûr, aux codes avec lequel on reçoit
d'habitude un film : en général, une coupure
(ou un effet de coupure) sonore, cela se fait, discrètement,
au moment où on “change de plan”, pour
ne pas gêner le spectateur dans l'appréhension
du récit, etc. Les visions en vidéo me renforcent
dans mon intuition : la notion de plan n'est pas le
bon point de départ, pour s'approcher de ce genre
de films, de ce genre d'images. C'est plus une question de
flux, de syncope, une sorte de
“lâcher tout” qui brutalement se crispe.
J'ai repensé à ces
jeunes générations dont le regard s'aguerrit
avec toutes sortes d'images de ce style, qui ne fonctionnent
plus à
partir des mêmes codes que celles avec lesquelles nous
avons nous-mêmes grandi.
Plan, où y-es-tu ?
C'est le souvenir d'une expérience
rapportée par une jeune intervenante-cinéma
en milieu scolaire à qui l'on avait demandé
de travailler avec des classes à partir de la question :
“Qu'est-ce qu'une séquence ?” Elle
avait préféré poser d'abord la question “Qu'est-ce
qu'un plan ?”. Je l'ai entendue exprimer son trouble
face à la réaction des adolescents qui étaient
incapables de repérer, désigner, un plan,
à l'intérieur d'un film. Pour eux, un plan —
ils avaient déjà une expérience de tournage
avec un de leurs enseignants —, c'est à partir
du moment où l'on déclenche la caméra
jusqu'au moment où on l'arr¡te. Si je me souviens
bien, mais je peux déformer sa pensée, il me
semble que dans cet exemple, la jeune intervenante voyait
un preuve de la nécessité d'une pédagogie
du cinéma
à l'école.
Pour ma part, cela ne m'a pas entraînée
exactement vers les mêmes conclusions (Cela irait davantage,
pour moi, vers un entraînement, un exercice du regard
et de la pensée).
Au lieu de chercher absolument à
faire repérer un plan dans un film à quelqu'un
qui ne le voit pas immédiatement (sans intermédiaire,
sans medium), pourquoi ne pas partir de ce qu'il voit ?
Chercher à comprendre sa façon de voir, sa
façon de l'exprimer par des mots, des représentations
mentales, des associations diverses, pour arriver, peut-être,
en l'accompagnant, à son rythme, à ce qu'il
découvre le plan? Ce serait une pédagogie qui
ne partirait pas de l'objet à étudier et de “l'apprenant”,
mais de la relation même, du lien, de ce qui se passe
entre les deux, sans les séparer.
Qu'est-ce qui fait lien entre l'objet-film
et moi ? C'est par nos perceptions et nos sensations
que nous entrons en contact avec l'extérieur et
que nous prenons conscience de notre intérieur (mais
les deux font corps). Il faudrait commencer par la
description de ce que nous voyons et entendons, avant toute
tentative d'explication et d'analyse, et cela est à
la portée de chacun. (cf. Merleau-Ponty, Phénoménologie
de la perception).
Bien sûr, tout point de vue,
donne une vision particulière, singulière,
des choses. Un même objet peut donc “revêtir”
plusieurs formes selon celui qui l'observe. Et ce que l'on
demande en général à l'élève,
c'est de ne pas croire en ce qu'il voit, mais en ce que nous
voyons et que nous voulons qu'il voie. Chez les enfants les
plus souples ou soumis cela peut éventuellement fonctionner
(mais à quel prix ? nous ne le savons pas). Chez
les autres, est-ce que ce que l'on désigne sous les
termes de rejet, d'indifférence, d'apathie ou de violence
ne serait-il pas lié à ce type de situations
quasiment schizophrènes que nous mettons en place,
sans y penser ?
Rodin et la gymnastique
Le jour de l'Ascension, je suis allée
voir l'exposition “Rodin en 1900, l'exposition de l'Alma”,
au musée du Luxembourg. Devant une aquarelle, une
petite fille d'environ quatre ans avec ses grands parents :
“Mamie, la dame elle fait de la gymnastique ?”
— “non, je crois qu'elle fait plutôt sa
toilette ?” . Je jette un coup d'œil au plan
de l'expo : “n° 225 — Nu debout tourné
vers la droite”. La petite fille et sa mamie n'ont
pas les mêmes points de vue. En l'occurrence, s'approcher
de Rodin, du dessin, de la sculpture en général,
à partir de la gymnastique me semble potentiellement
plus riche que de partir d'un genre déjà reconnu
et attesté par l'histoire de l'art : le nu féminin
à sa toilette.
Cela n'empêche pas que l'acquisition
d'un savoir sur le cinéma est indispensable.
Mais on ne se pose pas assez de questions sur les chemins
à prendre.
***
Godard et
les mathématiques
où manque le doute
manque aussi le savoir
(…)
je lui disais un jour
mademoiselle
figurez-vous un cube
je le vois
imaginez au centre du cube
un point
c'est fait
de ce point
tirez des lignes droites
aux angles
eh bien
vous aurez divisé le cube
en six pyramides égales
ayant chacune
les mêmes
faces
la base du cube
et la moitié de sa hauteur
cela est vrai
mais où voyez-vous cela
dans ma tête
comme vous
(extraits de JLG/JLG. Cf. programme, séance
n°4, 28 février 2001)
Maryvonne est partie d'une citation
d'Emmanuel Lévinas :“Ce qui dans le moi
n'exclut pas (tout) le pouvoir de renouvellement total”.
Elle précise qu'elle préfère modifier
la phrase de Lévinas en remplaçant l'article le par tout.
Elle considère que cette phrase
correspond au travail qui s'est accompli dans le groupe,
qui lui a permis de “faire travailler” à nouveau
cette phrase. Cela lui a redonné de l'élan,
l'a “aiguillonnée” pour ne pas oublier
cette phrase et lui donner la possibilité d'agir,
d'aller vers le concret.
Il en a été de même
pour l'extrait de JLG/JLG que je vous avais donné.
Ce rapport entre le doute et le savoir,
c'est quelque chose que tout le monde sait, on ne l'a pas
découvert cette année, mais ce qui a été
nouveau a été d'y repenser avec en arrière-plan
la question de l'image.
Pour Maryvonne, se représenter
quelque chose provoque toujours du doute et réclame
du travail. C'est ainsi qu'elle a mis en pratique le texte
de JLG/JLG dans un cours de mathématiques avec
ses élèves de Cinquième et que
cela a permis 40 minutes d'un travail collectif très
intense et très heureux. Elle n'est pas entrée
dans le détail de ce cours. Je propose qu'elle le
fasse. J'aimerais bien aussi avoir le récit de cette
expérience du point de vue des élèves.
Je trouve que c'est un bel exemple
de transversalité. Avoir une idée pour
un cours de mathématiques par l'intermédiaire d'une œuvre
de cinéma. Maryvonne pense-t-elle qu'il serait possible
de reprendre ce texte en le montrant
à sa véritable place, c'est-à-dire avec
les images du film et les autres sons qui accompagnent cet
extrait. Est-ce utopique d'imaginer que l'on pourrait avoir
accès au cinéma autrement qu'en l'ayant désigné
comme “matière à part entière”,
au sein de notre système éducatif ?
Enfin, pour nous parler de la joie,
Maryvonne a repris une phrase des notes sur le geste de
Giorgio Agamben :
“De fait, toute image est
animée d'une polarité antinomique : elle est
d'une part réification et annulation d'un geste (il
s'agit alors de l'imago comme masque de cire mortuaire
ou comme symbole), dont elle conserve d'autre part la dynamis intacte
(ainsi dans les instantanés de Muybridge ou dans n'importe
quelle photographie sportive).”
Cette phrase lui a fait reprendre
le fil de la création et du geste comme acte
créatif, en écho à ce que Françoise
L. avait énoncé lors de la cinquième
séance sur l'enseignement comme geste créatif.
C'est une sorte de télescopage entre les propos de
Françoise L. et l'idée contenue dans la phrase
d'Agamben qui lui a procuré de la joie [3] : à savoir, retrouver le geste, son
point de départ, pour le réactiver et faire
qu'il nous emporte ailleurs, plus loin. C'est en ce sens
que la situation pédagogique pourrait être créatrice
et procurer de la joie (si je comprends bien, c'est la joie
de pensée, le sentiment de faire corps avec
l'objet de pensée, un sentiment très intime
difficile à exprimer), que l'enfant en situation d'apprentissage
pourrait être créatif.
Je ne suis pas du tout sûre
d'avoir rapporter convenablement les mots et la pensée
de Maryvonne, ni d'avoir évité de grossières
erreurs, mais où manque le doute …
Le désert, l'image et nous
Pour Clémentine, sa participation
à Ouvrir le cinéma a changé l'idée
qu'elle se faisait du cinéma qu'elle “rangeait”,
selon ses termes, uniquement dans la “catégorie
fictionnelle”. Sur ce point, elle considère
que cela lui a “ouvert l'esprit”. (Mireille développera
un point de vue très proche).
Ensuite, elle nous a lu ce texte :
“Le cinéma serait comme un toile de fond, au sens fort
du terme. Il fournit un cadre, un support, grâce
auquel, et par le truchement duquel, nos images et nos
sensations intimes se révèleraient. Pour
parvenir à
cet état de fait il est nécessaire de “se”
sentir, de devenir poreux à l'image que l'on reçoit.
En d'autres termes, il faut accepter que notre raison cède
la place à nos sens. Dans un premier temps, il s'agit
donc de prendre ce qui nous arrive pour ensuite tenter
de le comprendre, de se l'approprier, en passant progressivement
de la prise de vue à la prise des sens, voire d'essence.
Pour reprendre une citation de
Simone de Beauvoir, en la modifiant quelque peu, je dirai
que le cinéma est une clé d'ouverture sur notre monde
intérieur. En cela, il permet d'accéder
à un mode de connaissance qui n'est pas analytique
mais fusionnel et “sensasio-nnel”. ”
Clémentine a accompagné
ce texte de deux photos couleurs du désert algérien
qu'elle m'offre (Elle est d'accord pour que ces photos soient
présentes sur les pages Web d'Ouvrir le cinéma,
si j'arrive à les construire)
La première photo représente
une guelta,
un point d'eau dans le désert qui ne tarit pas quelles
que soient la période et les années. “Tous
les éléments sont mélangés on
ne sait pas où commence l'un et où finit l'autre.
La lumière, la terre, l'eau, tout est mêlé”.
A l'image de la guelta, face au cinéma,
il faudrait donc accepter de ne pas y voir clair tout de
suite, l'accepter, se laisser travailler, partir de nos propres
sensations, accepter la confusion dans les sentiments provoqués
par l'image et non pas projeter, plaquer des modèles
et vouloir aller trop vite, dans la réflexion. Ne
pas escamoter le travail de l'image sur nous-mêmes.
Etre
à notre propre écoute, pour sentir comment
elle agit sur nous. Essayer de formuler par des mots ses
propres sensations ou sentiments. Ou par d'autres moyens
(les photos de Clémentine qu'elle a commencé à interpréter).
La seconde photo représente
une vue
du désert (du sable à perte de
vue, des roches noires plantées comme des menhirs.
En toile de fond, la ligne grise d'une chaîne montagneuse).
Devant cette photo, Clémentine nous dit : “On
est agi par le désert”. Elle fait le rapprochement
avec l'image qui agit sur nous. Elle parle de mouvement.
Pour elle, la chaîne montagneuse, au loin, c'est notre “truc à
nous” (notre inconscient ? notre monde intime ?),
les collines de sable, le monde de l'image. Et cette dynamique
du mouvement entre les deux.
Le cinéma et la communication
Françoise L. a parlé
de tolérance vis à vis des images, au sens
où
nous avons regardé et travaillé des images
et des sons de films fort différents qui n'appartenaient
pas à des genres reconnus (y compris des films faits
uniquement pour la télévision comme Che
ci importa della luna ?). Elle considère
que cela lui a donné les “les coudées
plus franches” par rapport à ce qu'elle peut
montrer aux
”gamins”.
J'en ai profité pour rappeler
que Ouvrir le cinéma ne signifiait pas pour
moi l'inclure dans la sphère de la communication,
des mass-media. Il s'agissait de s'intéresser à
l'image non pas comme moyen de communication ou en fonction
de ses moyens de diffusion, mais par rapport à ses
forces, à ses puissances. D'éprouver les potentialités
de ces blocs de mouvements (espace et temps) par l'intermédiaire
de nos réactions (sensations, sentiments, affects,
pensées associatives, etc). De repartir donc de la
nature du cinéma et de la nature humaine.
J'ai évoqué, à
ce sujet, le souvenir d'un grand plaisir cinématographique
lors de la transmission en direct à la télévision
de l'arrivée du Tour de France, il y a trois/quatre
ans.
C'était donc la dernière
étape. Les coureurs (leur T-shirt aux couleurs vives)
flânaient sur une route ombragée d'Ile-de-France.
Les commentateurs, enfin, se taisaient. Il y avait du soleil,
du jaune, du vert, des nuages, et même un peu de pluie
(l'objectif de la caméra n'y échappait pas
et retenait quelques gouttes). Cela donnait des changements
de lumière (en cinéma, on dit des “fausses
teintes”). La caméra précédait
les coureurs (en travelling arrière). Et cela
durait. Une seule image (un seul “cadre”) mais
avec tous ces changements atmosphériques. Cela suffisait.
Il y a avait un sentiment de la nature et un sentiment du
cinéma, de la durée au cinéma. Cette
durée, justement, me laissait le temps d'investir,
de m'approprier l'image. J'ai pensé
à Trop tôt, trop tard, de Straub-Huillet.
Bien sûr, qu'un film de Straub, c'est beaucoup plus
que cela, mais c'est aussi cela.
Mon utopie serait qu'on arrive à
travailler le cinéma autrement pour que celui qui
a du plaisir à voir des images du Tour de France (Maryvonne
faisant remarquer que beaucoup de téléspectateurs
ont dû éprouver la beauté de ce moment)
puisse avoir aussi du plaisir à concevoir, que ce
qui agit dans ce plan vu à la TV, agit aussi dans
un film de Straub. A partir de là, on peut essayer
de repérer ce qu'il y a en plus, en moins, ce qu'il
y a de différent dans ces images. Mais on devrait
pouvoir savourer les deux.
Je me souviens d'une classe de CM1
du Havre que j'ai accompagnée pendant toute une année
scolaire, et qui avait ri, à ma grande surprise, lors
du visionnage des dix premières minutes du film d'Est,
de Chantal Akerman (film programmé sur Arte et jugé
ennuyeux si l'on se réfère à l'Audimat).
Ce qui avait fait rire les enfants, dans un long plan fixe
urbain, était l'arrivée d'une bicyclette dans
le champ que l'on avait entendue auparavant sur la bande
son. Ils avaient été surpris qu'un vélo
fasse un tel bruit. Mais ils ne se moquaient pas, ils avaient
vraiment eu du plaisir à ce détail qui peut
paraître insignifiant. Pour moi, cela signifiait que
leur écoute et leur regard s'étaient intensifiés
tout au long du travail que nous avions faits ensemble. Et
que s'ils avaient été en mesure de repérer
ce petit
événement très cinématographique,
et de réagir, ils étaient prêts pour
d'autres expériences.
***
Lors de la première séance
j'avais fait allusion à Bachelard pour introduire
ma proposition de commencer à Ouvrir le cinéma en
partant de soi : s'écouter soi-même afin
de pouvoir mieux écouter les enfants. Il me semble
que nous avons fait quelque pas sur ce chemin.
Nous avons terminé la séance
en visionnant En Rachâchant de Jean-Marie Straub
et Danielle Huillet (1978, tiré d'un conte pour enfant
de Marguerite Duras : Ah! Ernesto). Dans ce film,
Ernesto ne veut plus retourner à l'école parce
qu'on lui apprend des choses qu'il ne sait pas.
Les trois textes regroupés
sous le titre Anthropologie du visuel : agir, faire
,régir, créer, sont les suivants :
Giorgio Agamben, extraits de Notes
sur le geste, revue Trafic, n°1, hiver 1991,
P.O.L., p.31-36 ; republié dans Giorgio Agamben,
Moyens sans fins, Rivages, 1998.
Alberto Giacometti, extraits de deux
films programmés dans le cadre d'une soirée
Thema sur Arte, le 27 mars 2001, Alberto Giacometti :
qu'est-ce qu'une t¡te, réalisation :
Michel Van Zele, 2000, Alberto Giacometti, un homme parmi
les autres, réalisation : Jean-Marie Drot,
1963.
Georges Didi-Huberman, L'Histoire
face au symptôme, Art Press, n°149, Juillet/août
1990, extrait d'une interview lors de la parution de Fra
Angelico — dissemblance et figuration, Flammarion,
et Devant l'image, Minuit.
(26 mai 2001)
[1] Sur la question
de l'autonomie, je relève quelques extraits d'une
interview d'Alain Ehrenberg parue dans Libération (21-22/4/2001,
p. 50-51). Alain Ehrenberg y est présenté
comme un chercheur qui “défend une conception
anthropologique de la sociologie influencée par
Claude Lefort et Louis Dumont”.
“ Dans une société de discipline
et d'interdit, chacun se demande plutôt : “que
m'est-il permis de faire ?” Dans une société
comme la nôtre, la question serait : “suis-je
capable de le faire ?” Aussi pourrait-on caractériser
l'individu contemporain suivant deux lignes de force :
la première serait la dynamique d'émancipation
(je choisis ma vie) et la deuxième celle de l'action
(l'initiative personnelle en est la condition).
[…]
“ L'une des caractéristique de l'individualisme
moderne, c'est la difficulté à penser l'individu
en tant qu'¡tre social. Nous vivons dans une société
dans laquelle, pour la première fois, la personne
empirique (vous et moi) est propriétaire d'elle-même.
L'individualisme caractérise une société
où la personne se prend pour une totalité
à elle toute seule. Dans une société
d'émancipation totale, l'individu est normativement
un homme sans maître. Or, il est intéressant
de noter que la mélancolie, à partir du XVIe
siècle, est la maladie qui atteint l'homme de génie
et, par extension, l'homme qui n'a rien au-dessus de lui,
qui est une totalité à lui tout seul. Comment
un être qui se prend pour un tout peut-il lui-même
faire partie d'une totalité supérieure ?
C'est la question de la hiérarchie, que les modernes
ont en horreur car ils l'assimilent à l'inégalité
ou à la domination, question dont a lumineusement
traité Louis Dumont. Pour les autres sociétés,
le sens de l'existence est situé à l'extérieur
des sujets empiriques, dans le totem, la nature, le divin,
alors que chez nous, ce sens se trouverait à l'intérieur
de nous. De ce point de vue, nous vivons avec d'autres
mythologies, précisément avec “le mythe
de l'intériorité”. Lévi-Strauss
l'a très bien formulé :
“Tout se passe comme si, dans notre civilisation,
chaque individu avait sa propre personnalité pour
totem.” Chez nous, le totem est à l'intérieur
de soi. Nous vivons dans une société de totémisation
de soi. Réalisation de soi, authenticité,
épanouissement personnel, etc. voilà nos
mythes. D'où l'impression fausse que nous sommes
des êtres moins sociaux et plus psychologiques. ”
[2] Jeunes lumières : 60 films-minutes
parmi les 350 tournés en 1995 par des jeunes de
10
à 18 ans ; un film composé par Nathalie
Bourgeois, monté par Valérie Loiseleux. Production :
Le Cinéma, cent ans de jeunesse.
[3] Le texte d'Agamben est proche de lectures qu'elle
affectionne tout particulièrement : L'Enjeu
des mobiles de Gilles Châtelet et L'Utopie
du logique de Pierre-Jean Labarrière.