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Laisser
apparaître : poétique de la
présence
Jean Beaufret, Dialogue avec Heidegger, I – Philosophie
grecque, Minuit, 1973, p. 125.
« Sans doute est-il courant de traduire το ποιουν (to
poiuon) par : la cause efficiente.
Dès lors la romanisation du grec est un fait accompli et le monde grec
s'est, dit Nietzsche, retirer au profit d'un tout autre monde qui en est l'obstruction
décisive. Mais enfin poien ne veut-il pas dire faire qui est
une manière d'agir ? Nullement si, dit Heidegger, les Grecs entendaient poïen à partir
de : laisser apparaître. »
Jean Beaufret, Dialogue avec Heidegger, I – Philosophie grecque,
Minuit, 1973, p. 124-125.
« Dans l’optique des Grecs au contraire la force et
l’efficience ne viennent jamais au premier rang. […] Ce qui importe
n’est pas d’abord le “jeu des forces”, mais le domaine
où un tel jeu n’est que de rang second. Ce domaine est celui de
la naissance de l’œuvre qui est une tout autre merveille que ce qui
peut nous assurer la maîtrise du jeu des forces. La naissance de l’œuvre
n’est pas pour les Grecs une affaire de force, mais plutôt de ce
qu’ils nommaient savoir. Or le savoir au sens grec est un tout autre rapport
aux choses que celui qu’elles ont à qui n’y voit que des rapports
de force. Ou alors il faudrait interpréter le travail de la menuiserie
comme extorqué au bois, […] “l’outillage lui tombant
dessus”. Les coups de marteau et les traits de rabot ou de scie ne sont
pourtant que l’extérieur du phénomène dont le fond
est plutôt que, par la menuiserie qui est savoir, l’artisan est […] “à son
affaire devant le bois”. Non pour le maltraiter en guises diverses, mais
pour découvrir et frayer en lui et à partir de lui l’acheminement
du bois jusqu’au meuble. S’il n’a d’abord le sens d’un
tel cheminement, le menuisier n’est qu’un casseur. »
Jean Beaufret, Leçons de philosophie 1, Édition établie
par Philippe Fouillaron, Seuil, Traces écrites, 1998, p. 139,
143-144, 146.
« Ainsi le marbre, […] … étant blancheur, il
ne “demande” aussi qu'à briller sous le soleil, ou, étant
dureté, il ne “demande” enfin qu'à s'opposer à la
pénétration de la pluie. » […]
« L'œuvre d'art n'est pas l'imposition d'une forme à une
matière inerte, mais plutôt l'éclosion corrélative
d'un monde [technè] et d'une terre [phusis]; le temple
n'est en lui-même que sur sa terre qui sans lui ne serait qu'un morceau
de planète. La Grèce sans le temple serait, dit Focillon, un “lumineux
désert”, et non la manifestation proprement “poétique” de
ce qu'elle est au plus profond d'elle-même. »
« Le temple institue un monde en faisant paraître la
terre »
Martin Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part,
cité par J.B.
« Pour les Grecs, la φυσις, phusis,
ne se déploie pleinement comme phusis que par la τεχνη, technè (c’est
le temple qui fait resplendir le paysage) et réciproquement (c’est
le paysage qui fait resplendir le temple). » […]
« La sculpture dans le sculpteur ne va-t-elle pas attaquer le bloc
de marbre avec des outils, déployant ainsi en des sens divers une puissance
de poussement définie ? Ce n’est justement pas ainsi qu’Aristote
dit les choses.
Dans le De generatione et corruptione, il étudie longuement le
rapport du ποιουν (poïoun) au πασχον (paschon).
On traduira en latin : le rapport de l’agent au patient.
Mais traduire ποιουν par agent, donc y avoir
introduit par avance le poussement de l’agere latin, c’est être
sorti d’Aristote.
Que fait donc le ποιουν ? En réalité il
ne “fait rien” ! Aristote dit : son œuvre consiste “à rendre
semblable à lui le ‘patient’”. Loin de “pousser” quoi
que ce soit, il amène plutôt vers lui ce qui en était primitivement
distant. […] L’“œuvre”, comme on dit, “vient”.
Plus profondément que “faire”, il y a “aller chercher” quelque
chose pour l’amener au jour en le “délivrant”, en le “révélant”.
C’est en cela que consite proprement la poïesis. »
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