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La technè
Giovanni Vassalli, « La psychanalyse naît
de l’esprit même de la technique grecque »,
Penser/rêver, n°1, L’enfant dans l’homme,
printemps 2002, Mercure de France, p. 243-245.
Disponible en anglais sur le site de l'International Journal of Psychoanalysis : http://www.ijpa.org/archives1.htm
« La technè chez Aristote est le nom d’un artisanat
(poïesis) qui accomplit son but en produisant un ouvrage. Lorsque
quelque chose est ainsi produit, l’ouvrage qui en résulte n’existe
ni en soi ni par nécessité, c’est à dire n’est
pas déjà donné ; c’est une chose qui ne peut être
comprise que lorsqu’elle se fait jour, et qui est prise dans un processus
de devenir (esomenon). L’objet de la technè est
ainsi le probable, au sens du possible, et peut exister comme il peut fort bien
ne pas exister. Il n’y a donc aucune connaissance absolue et assurée à son
sujet, mais plutôt une connaissance qui repose sur la supposition, à laquelle
répond un usage conjectural de la raison. La technè, même
lorsqu’elle est conduite par une idée (eidos), ne peut
déterminer avec certitude l’issue d’un ouvrage.
[…]
La “technique”, dans la culture hellénistique, n’est
pas ce que nous entendons aujourd’hui par technique. Elle a son lieu propre
entre, d’un côté les choses qui existent en elles-mêmes
et par nécessité, et, d’un autre côté, les choses
qui existent par accident. Les premières ressortissent à la science
(epistemè) ; pour les secondes, qui existent par accident
ou destin (tuchè), il n’y a tout bonnement pas de science à proprement
parler. Entre la science et l’accidentel se trouve un domaine où les
activités humaines essentielles se développent avec leurs “objets”,
pour lesquelles, chez Aristote, un savoir spécial et qualifié est
requis : c’est le domaine de l’éthique et des arts, spécialement
l’art de la guérison et celui de la rhétorique. Ces arts
(technai) dépendent d’une modalité rationnelle qui
leur est propre. C’est sur un tel usage de la raison que repose la technique
selon Aristote. Sa relation avec le fortuit ne la dévalorisait pas aux
yeux des Grecs.
[…]
L’objet de la connaissance grecque (epistemè) contraste
avec l’objet de la technè en ce qu’il existe à la
manière des objets nécessaires à la nature, qui ont une
forme définie et donnée. L’objet de ce savoir ne peut pas être
influencé par une intervention humaine délibérée.
Puisque la chose connue est là de tout temps (aei), sa connaissance
est assurée et point n’est besoin que je la regarde constamment
car elle est présente constamment en tant qu’elle est connue. En
revanche, l’objet de la technè “peut être autrement” (allos
echein), comme le dit Aristote dans Analytica Posteriora ;
il n’est pas ce qu’il est par nécessité naturelle.
Cependant, l’action de la technique telle que l’entend Aristote n’avance
pas à l’aveuglette, mais elle regarde de près (theôria)
et d’une manière éclairée comment une chose est produite.
Ce n’est pas une spéculation abstraite : elle va de pair avec
un processus de fabrication, au sens d’une sorte de savoir-faire. Mais
cela n’est pas ce que nous entendons aujourd’hui par théorie,
c’est-à-dire précondition d’une application pratique
ultérieure. C’est une théorie qui ne prend effet que dans
l’activité même de fabrication et qui est contenue en elle.
Une telle technique est en ce sens un instrument réel d’exploration
et de connaissance. »
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