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L’existence, être-homme
Gérard Granel, « L’ontologie marxiste
de 1844 et la question de la coupure », in L’Endurance
de la pensée. Pour saluer Jean Beaufret, Plon, 1968,
p.272-274.
« Qu’en est-il donc
dans les Manuscrits de l’essence humaine, ou comme
nous préférons
dire, de l’être-homme ? Pour le comprendre
il faut expliciter tout ce que contient cette affirmation « simple »,
et pour ainsi dire linéaire, du troisième manuscrit :« L’homme
est immédiatement être de la nature » Le
mot important est celui qui n’est pas souligné : « immédiatement ».
Le sens de l’immédiateté dont il s’agit
ici n’est lui-même nullement immédiat.
Bien compris, il doit nous faire apparaître ce qu’il
y a de désinvolte à parler, à propos
des manuscrits, d’une « théorie générale
des rapports de l’homme avec la nature ».
L’origine et le centre de l’ontologie marxiste
de 1844 peuvent s’exprimer au contraire dans l’idée
que l’homme n’entretient aucun « rapport » avec
une nature, qui serait alors l’autre terme du « rapport »,
en sorte que l’un et l’autre, situés abstraitement
quelque part dans l’être indéterminé,
entreraient dans un « rapport ». Si
l’homme « est immédiatement l’être
de la nature » (il faut souligner maintenant l’autre
mot qui n’est pas souligné par Marx), c’est
qu’il n’a pas d’être en dehors de
cet « être de la nature », et
que celui-ci non plus n’est pas un terme qui subsiste
pour soi-même en face de l’être de l’homme.
Mais l’un et l’autre ne sont que dans l’im-médiateté,
c.-à-d. dans le caractère originel de leur être-l’un-à-l’
autre
(ou même tout simplement : être-l’un-l’autre).
C’est pourquoi Marx ne parle pas de l’essence
humaine simplement, ni de ce que la nature est de son côté essentiellement,
pour en venir seulement à considérer à son
tour comme quelque chose d’essentiel (au sens vague
du “très important”) leur rapport, même
comme rapport immémorial et décisif pour la
réflexion. Marx ne connaît qu’une seule “réalité
essentielle”,
qui est ainsi nommée parce qu’elle exprime le
réel en tant que tel (dans sa réali-té),
autrement dit l’étant en tant qu’il est.
Que l’étant est, et que c’est là l’être
même de l’homme, est ce dont Marx part comme
du principe à partir duquel il pense l’essence
de l’homme (l’homme humain) et l’étant
en général (la “nature”). C’est
uniquement pourquoi, en retour, lorsqu’il nomme la “réalité essentielle
” à partir
de l’homme et de la nature et l’appelle “réalité essentielle
de l’homme et de la nature”, par conséquent
lorsqu’il semble que la réalité appartienne
d’abord à l’homme d’une part, et
de l’autre à la nature, chacun selon essence,
il fait un effort de langage tout à fait explicite
pour surmonter cette apparente distributivité de l’être,
où celui-ci se perdrait précisément
dans son sens d’être et tomberait dans l’abstraction
indéterminée en écrivant : “…
l’homme…est
pour l’homme l’existence de la nature, et la
nature… est pour l’homme l’existence de
l’homme* ”.
Cette sorte d’échange-de-l’être,
qui constitue pour l’homme et pour la nature leur essence,
et qui est lui-même nécessaire parce qu’une
telle im-médiateté signifie ce que toute pensée
pense avant toute chose (à savoir : que l’étant
est), n’apparaît dans une telle nécessité et
dans un tel sens qu’à la lumière des
textes qui contiennent dans les manuscrits la critique de
l’athéisme.
*Manuscrits
de 44, E.S., p.99. C’est nous qui soulignons.
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