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La part maudite, Georges Bataille


 

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Première partie
Introduction théorique


II. Les Lois de l'Économie générale

1. La surabondance de l'énergie biochimique et la croissance.

« Le principe même de la matière vivante veut que les opérations chimiques de la vie, qui ont demandé une dépense d'énergie, soient bénéficiaires, créatrices d'excédents. »

En dehors des « activités fonctionnelles » (« exercices musculaires indispensables, quête de la nourriture » pour l'animal), ce sont les fonctions de croissance et de reproduction qui nécessitent un excédent.

Bataille va prendre à nouveau un exemple très proche de la vie quotidienne : le veau. Cet animal utilise une partie de l'énergie disponible pour ses activités fonctionnelles et l'excédent pour sa croissance. Si l'éleveur « réussit à le maintenir couché » l'économie d'énergie obtenue va bénéficier à la croissance : l'animal va faire de la graisse. Lorsque la croissance se ralentit, l'énergie se reporte sur la reproduction (le veau est devenu un petit taureau ou une petite vache).

Le stade de la reproduction signifie le passage « de la croissance individuelle à celle du groupe ».

Chez les plantes où les activités fonctionnelles sont infimes (oui, effectivement, la plante ne fait pas d'exercices musculaires !) l'excédent d'énergie est tout entier consacré à la croissance et à la reproduction.

« Mais cette exhubérance indéfinie doit être envisagée par rapport aux conditions qui la rendent possible — et qui la limitent


2. La limite de la croissance.

La notion de limite va être liée à la biosphère, c'est-à-dire ce qui correspond, qui « répond » à « l'espace accessible à la vie ».

Georges Bataille va partir d'une des conditions les plus générales de la vie : l'énergie solaire. C'est elle qui est le « principe de son développement exhubérant ».

  • « Le soleil donne sans jamais recevoir »
    D'ailleurs, « jadis », le jugement moral était en adéquation avec ce principe : donner sans contrepartie : « Les hommes en eurent le sentiment bien avant que l'astrophysique ait mesuré cette incessante prodigalité ; ils le voyaient mûrir les moissons et liaient la splendeur qui lui appartient au geste de donner sans recevoir ». C'était la « gloire improductive » qui était la valeur et non « la mesure de la production ». C'en est fait : « le pas est donné à l'acquisition de l'énergie sur la dépense ». Mais,

    « Obnubilé par le jugement pratique — et la morale chrétienne —, le sentiment archaïque est encore vivant : il se retrouve en particulier dans la protestation romantique oppposée au monde bourgeois ; il ne perd entièrement ses droits que dans les conceptions classiques de l'économie. »

  • La matière vivante reçoit et accumule cette énergie tant qu'elle en a besoin pour sa croissance. C'est là qu'elle va trouver sa limite : quand il lui devient impossible de poursuivre sa croissance. C'est cette impossibilité qui va donner le pas à la dilapidation.

  • Qu'en est-il de cette « limitation immédiate ? » Tout individu (ou groupe) représente pour l'autre sa propre limite. Mais si l'on envisage encore plus généralement, ce sont les limites données par l'espace accessible à la vie (la biosphère) qui est la « seule limite réelle ».

« L'individu ou le groupe peut être réduit par l'autre individu, par le groupe. Mais le volume global de la nature vivante n'en est pas changé : en définitive, c'est la grandeur de l'espace terrrestre qui limite la croissance globale. »


3. La pression.

L'espace est la limite fondamentale de la vie : chaque fois que cela est possible, c'est-à-dire quand elle y trouve les ressources nécessaires, la vie, sous ses multiples formes, s'approprie la surface du globe. Là où « les opérations chimiques » qui lui sont nécessaires ne peuvent s'effectuer, c'est comme si ces « régions défavorisées n'existaient pas. » Mais,

« Mais, compte tenu d'un rapport constant du volume de la masse vivante avec les données locales, climatiques et géologiques, la vie occupe tout l'espace disponible ».

J'interprète cette phrase de la façon suivante :

Si ces données changent, le volume de la masse vivante change : si l'espace s'agrandit, le volume de la masse vivante augmente, toujours dans les mêmes proportions, ainsi le rapport reste constant.

Il s'ensuit que la vie occupe toujours tout l'espace disponible. Sauf si elle en est empêchée. Bataille prend encore un exemple très banal : une allée qu'un jardinier va « ouvrir » ou asphalter. Dans le premier cas, les plantes et tous les organismes vivants vont bientôt de nouveau envahir cet espace. Si au contraire, le jardinier asphalte cet espace, l'herbe ne va plus pousser, mais potentiellement la force de la vie est là, prête à éclater. C'est ça la pression.

« Ces données locales déterminent l'intensité de la pression exercée en tous sens par la vie. Mais l'on peut parler de pression en ce sens que si, par quelque moyen, l'on accroissait l'espace disponible, cet espace serait aussitôt occupé de la même façon que l'espace voisin. »

Cette pression ne peut être comparée à celle de la chaudière, car rien n'éclate. Et pourtant :

« Mais la pression est là, la vie en quelque sorte étouffe en des limites trop proches, elle aspire de multiples façons à l'impossible croissance, elle libère au profit possible de grandes dilapidations un écoulement constant de ressources excédentes. »

C'est une situation difficile à comprendre pour nous, qui nous désarme car elle se trouve en contradiction avec nos modes habituels de penser. En effet nous pensons davantage en fonction d'intérêt que de désir.

« Dès que nous voulons agir raisonnablement nous devons envisager l'utilité de nos actes : l'utilité implique un avantage, maintien ou accroissement ».

Or, dans la situation telle que Bataille la présente, il faut répondre à l'exubérance qui est toujours là, même une fois l'activité de croissance accomplie.

« Que faire du bouillonnement d'énergie qui subsiste ? Le perdre évidemment n'est pas l' utiliser ». Cette « saignée, cette inévitable perte, ne peut à aucun titre passer pour utile. Il ne s'agit plus que d'une perte agréable, préférable à une autre désagréable : il s'agit d'agrément non plus d'utilité ».


4. Le premier effet de la pression : l'extension.

On ne peut ni définir ni représenter cette pression, mais on peut en décrire les « effets ».
Pour tenter de donner une image capable de représenter ces effets (et non la cause, c'est-à-dire la pression), Bataille choisit celle de la corrida.

« Qu'on imagine une immense foule assemblée dans l'espoir d'assister à une corrida, qui aura lieu dans des arènes trop petites. »

La foule a le « désir » d'entrer, mais le nombre de places est limité. Tout le monde ne pourra pas le faire : beaucoup attendront dehors. Certains petits malins iront se jucher dans des arbres ou des lampadaires d'où l'arène est visible. La surface au sol étant insuffisante, la foule s'approprie l'espace en hauteur.

La vie opère de même. Ses possibilités « sont limitées par l'espace ».
Lorsqu'il n'y a plus de place au sol, elle s'élève dans les airs.

« De même la terre ouvre à la vie l'espace fondamental des eaux et de la surface du sol. Mais rapidement la vie s'empare du domaine des airs. Il importait en premier lieu de multiiplier la surface de la substance verte des plantes, qui absorbe l'énergie rayonnante de la lumière. La superposition du feuillage dans les airs étend sensiblement le volume de cette substance : en particulier la structure des arbres développe cette possibilité bien au-dessus du niveau des herbes. De leur côté, les insectes ailés et les oiseaux, à la suite des poussières, envahissent les airs. »


5. Le second effet de la pression : la dilapidation ou le luxe.

Comment Bataille en arrive-t-il à la dilapidation comme effet de la pression exercée par  la vie ?

Il va démontrer que « si l'on envisage la vie dans son ensemble » il n'y a pas croissance mais « luxueuse dilapidation d'énergie ». La croissance (dans son ensemble) n'est pas vraiment croissance mais compensation pour maintenir le volume de la matière vivante, du fait des destructions.

Pour clarifier sa pensée, Bataille poursuit la métaphore de la foule voulant pénétrer en trop grand nombre dans les arènes :

L'insuffisance de places peut avoir un autre effet que l'extension dans les airs (ceux qui grimpent dans les arbres ou sur les lampadaires). Il peut y avoir mort d'homme et l'excès du nombre d'entrées, donc la croissance supplémentaire possible (« l'excès » ) sera anéantie.

Qu'en est-il dans la nature ? Comment retrouve-t-on cet effet d'anéantissement qu'est la mort ?

Tout d'abord, Bataille pose que « la mort n'est pas nécessaire »  :

« Les formes simples de la vie sont immortelles : la naissance d'un organisme reproduit par scissiparité se perd dans la nuit des temps. On ne peut dire en effet qu'il eut des parents. Soit a' et a" doubles, résultant du dédoublement de a, a n'a pas cessé de vivre à l'apparition d'a' ; a', c'est encore a (et il en est de même d'a") »

Bataille va échafauder une démonstration « purement théorique » : en imaginant l'origine de la vie à partir d'un de ces micro-organismes on peut considérer qu'il aurait peuplé toute la terre. Une fois la « reproduction devenue impossible faute de place », l'énergie non utilisée se serait transformée, par exemple en chaleur. C'est plus ou moins ce qui se passe avec la lentille d'eau se reproduisant dans les limites de la surface d'un bassin d'eau.

Théoriquement, la lentille d'eau arriverait à un certain état d'équilibre, une stagnation, du fait que la pression exercée serait partout égale. Ce repos équivaudrait à ce que la perte de chaleur se soit substituée à la croissance (« la substitution générale de la perte de chaleur à la croissance ». Mais cela est impossible car les organismes sont inégaux et exercent des pressions inégales. C'est l'interprétation que je fais de cette phrase : « La pression réelle a d'autres résultats : elle met en concurrence des organismes inégaux ».

«  L'inégalité de la pression dans la matière vivante ouvre constamment à la croissance la place laissée par la mort. Ce n'est pas un espace nouveau, et si l'on envisage la vie dans son ensemble, il n'y a pas réellement croissance mais maintien du volume en général. Autrement dit, la croissance possible est réduite à une compensation des destructions opérées. »

« L'histoire de la vie sur la terre est principalement l'effet d'une folle exhubérance : l'événement dominant est le développement du luxe, la production de formes de vie de plus en plus onéreuses. »


6. Les trois luxes de la nature : la manducation, la mort et la reproduction sexuée.

L'excès d'énergie produit par la pression de la vie ne servant pas à la croissance est donc dilapidé. C'est ça le luxe : une dépense exubérante que réclament, tout au long de l'histoire de la vie, des développements de formes de vie de plus en plus onéreuses (c'est-à-dire, si je comprends bien, dilapidant beaucoup). Ainsi on verra que la forme végétale est moins onéreuse que l'animale.

Sous quelles formes se présente ce luxe, cette dilapidation ? Bataille va en repérer trois :

  • La manducation des espèces les unes par les autres qui porte la mort, mais sous une forme accidentelle.

    Bataille va comparer une terre, soit cultivée, soit maintenue en prairie pour l'élevage et la nourriture des animaux, en fonction de son rendement en calories consommables. Le rendement sera plus important comparativement pour la production de blé ou de pommes de terre que pour la production de viande ou de lait.

    Généralement la végétation est moins onéreuse que la vie animale. Elle occupe rapidement l'espace disponible. Un micro-organisme vert se contente d'absorber, par l'action de la chlorophylle, l'énergie du soleil.

    En se nourrissant avec l'herbe, les animaux étendent les possibilités de la surface considérée (comme les spectateurs grimpant aux lampadaires étendaient la capacité de contenance de l'arène). Mais ils se développent beaucoup plus lentement que le blé ou les pommes de terre. Et ils doivent manger beaucoup d'herbe.

    Chez l'espèce animale, c'est la bête féroce qui est la plus onéreuse : ses déprédations continuelles de déprédateurs représentent une immense dilapidation d'énergie.

    « Dans l'effervescence générale de la vie, le tigre est un point d'extrême incandescence. Et cette incandescence, en effet, s'est bien embrasée dans la profondeur reculée du ciel, dans la consumation du soleil. »
    (Je comprends : que dans l'histoire de la vie, telle que Bataille l'envisage dans ce texte, tout commence avec la plante absorbant l'énergie du soleil. Cf. le premier chapitre Le sens de l'économie générale).

  • La mort, sous sa forme fatale et inexorable, est pour Bataille certainement la plus coûteuse. Il met en comparaison, du point de vue de l'espace, les arbres élevant de plus en plus ramures et feuillage à la recherche de la lumière avec, du point de vue du temps, le passage des générations, par la mort qui « laisse incessamment la place nécessaire à la venue des nouveaux-nés et [que] nous maudissons bien à tort [car elle est] celle sans qui nous ne serions pas. »

    En maudissant la mort, ce n'est que la peur de nous-même que nous manifestons : « c'est notre volonté dont la rigueur nous fait trembler. »

    Que faut-il entendre dans « notre volonté » ?

    Pour que ce passage me soit compréhensible, je l'interprète comme la volonté de l'espèce humaine de se développer dans le temps et donc de vouloir la mort pour faire place aux générations suivantes.

    « En vérité, quand nous maudissons la mort, nous n'avons peur que de nous-mêmes : c'est notre volonté dont la rigueur nous fait trembler. Nous nous mentons à nous-mêmes rêvant d'échapper au mouvement de luxueuse exubérance dont nous ne sommes que la forme aiguë. Ou peut-être ne nous mentons-nous d'abord que pour ensuite mieux éprouver la rigueur de cette volonté, la portant à l'extrémité rigoureuse de la conscience. »

    C'est sur ce point que le luxe de la mort rencontre celui de la sexualité, « d'abord comme une négation de nous-mêmes, puis, en un renversement soudain, comme la vérité profonde du mouvement dont la vie est l'exposition. »

  • Troisième luxe : la reproduction sexuée. Elle accentue le phénomène de division, de scissiparité des organismes monocellulaires. L'être individuel renonce à sa propre croissance au profit de la multiplication des individus.

    Au plan de l'espèce, la sexualité peut être envisagée comme faisant partie de la croissance, mais elle n'en est pas moins un luxe. Cela est particulièrement évident dans la reproduction sexuée où les géniteurs donnent la vie comme on donne aux autres (de par la séparation des parents et des enfants).

    Il y a une faille profonde chez les animaux supérieurs entre la croissance individuelle (manger pour devenir fort) et le phénomène de reproduction qui est « pour l'animal l'occasion d'une soudaine et frénétique dilapidation des ressources d'énergie, portée en un moment à l'extrême du possible.[…] Cette dilapidation va bien au-delà de ce qui suffirait à la croissance de l'espèce. […] Elle s'accompagne chez l'homme de toutes les formes possibles de ruines, elle appelle l'hécatombe des biens — en esprit celle des corps — et rejoint pour finir le luxe et l'excès déraisonnable de la mort. »

7. L'extension par le travail et la technique, et le luxe de l'homme.

Comment l'activité humaine, par le biais du travail et de la technique, participe-t-elle à l'économie du mouvement général de la vie ?

L'activité humaine dépend, « est conditionnée » dit Bataille, du (par) le mouvement général de la vie, mais elle offre à celle-ci plus d'espace disponible pour sa croissance. (Cf. l'effet d'extension du point 4). Il ne s'agit pas exactement d'un espace concret comme le fait la ramure de l'arbre ou l'aile de l'oiseau.

L'activité humaine transforme le monde : à la matière vivante elle ajoute de la matière inerte (les appareils, les outils) qui accroît les « ressources d'énergie disponible ».

Le processus que Bataille va décrire aboutira au constat que « l'homme est de tous les êtres vivants le plus apte à consumer intensément, luxueusement, l'excédent d'énergie que la pression de la vie propose à des embrasements conformes à l'origine solaire de son mouvement. »

  • L'homme utilise d'abord une partie de l'énergie disponible en vue de développer ses techniques qui sont elles-mêmes de nouvelles « richesses en énergie » :

    « L'homme a dès l'abord eu la faculté d'utiliser une partie de l'énergie disponible à l'accroissement, non biologique mais technique, de ses richesses en énergie. »

    On peut dire que le mouvement de la technique est comme une reprise du mouvement de la vie, en terme de croissance.

  • Ce développement (vie+technique) n'est « ni continu ni infini » :

    « Tantôt l'arrêt du développement répond à la stagnation des techniques, tantôt l'invention de techniques nouvelles amène un rebondissement. »

    Bataille prend l'Europe au XIXe siècle comme exemple d'une période associant la croissance démographique à l'essor industriel.
    Il relativise aussitôt ce qu'il vient d'énoncer en précisant que « en général, les conditions du développement économique dans l'histoire — sont soumises à de si nombreuses interférences qu'il est toujours malaisé d'en déterminer les modalités précises. ». Son propos n'est pas pour l'instant d'analyser en détail.

Pour exposer la complexité du sujet il va partir du récent (l'après-guerre) ralentissement de la croissance démographique, où l'on peut percevoir que les « reprises de développement » liées à des techniques nouvelles « ont toujours un effet double » :

  • Dans un premier temps, elles utilisent une part importante de l'énergie excédente (l'extension) ;

  • Elles produisent elles-mêmes un excédent de plus en plus grand ;

  • La croissance n'a pas besoin de tout cet excédent (le luxe) et n'en utilise qu'une partie, ce qui va dans un second temps lui créer des difficultés.

Ce double effet d'extension — luxe entraîne une neutralisation de l'opération. Les intérêts sont contraires. C'est pour Bataille le premier indice d'un changement : « Ce qui compte désormais en premier lieu n'est plus de développer les forces productives mais d'en dépenser luxueusement les produits. »

« À ce point se préparent d'immenses dilapidations : après un siècle de peuplement et de paix industrielle, la limite provisoire du développement étant rencontrée, les deux guerres mondiales ont ordonné les plus grandes orgies de la richesse — et d'être humains — qu'eût enregistrées l'histoire. Néanmoins ces orgies coïncident avec une sensible élévation du niveau de vie général : la masse de la population bénéficie de services improductifs de plus en plus nombreux, le travail est réduit, le salaire accru dans l'ensemble. »


Si dans l'histoire générale de la vie, par le travail et la technique, l'homme sur la planète terre est une réponse au problème de la croissance, il l'est «  d'une façon, détournée, subsidiaire ». Il doit surtout affronter la dilapidation et le luxe.

« Mais, de même que l'herbivore est, par rapport à la plante, un luxe, — le carnivore par rapport à l'herbivore, — l'homme est de tous les êtres vivants le plus apte à consumer intensément, luxueusement, l'excédent d'énergie que la pression de la vie propose à des embrasements conformes à l'origine solaire de son mouvement. »


8. La part maudite.

Dans l'avant-propos, Bataille a précisé que La part maudite lui avait demandé dix-huit ans de travail. La densité de l'écriture me semble une des traces de cette longue durée. D'où la difficulté, pour moi, à lire ce texte, parfois même comme si je lisais une langue étrangère. Je repense à une petite phrase de Bergson, lue il y a longtemps : « Ils s'étaient crus devant des mots étranges parce qu'ils étaient restés étrangers à la pensée ». Comme s'il me fallait d'abord traduire les mots avant de les interpréter.

Cela est une occasion pour me permettre de faire l'expérience de la différence entre ces deux fonctions — traduire/interpréter — signalée par Michel Balat. Dans l'Antiquité grecque, les Herméneutes traduisaient les cris de la Pythie pour ceux venus la consulter qui repartaient avec une sorte d'énigme. Libre à eux de l'interpréter. Dans le dispositif psychanalytique, ce n'est pas l'analyste qui interprète mais l'analysant.


Des mots nouveaux surgissent ici : vérité, justice, liberté. La vérité y est qualifiée de
paradoxale, le sens de voilé, et un certain mouvement est obnubilé.


« Cette vérité est paradoxale, au point d'être exactement contraire à celle qui apparaît désormais. »

Quelle est cette vérité ? Je suppose qu'il s'agit de l'effet des intérêts contraires relatés plus haut qui a entraîné ce renversement : ce qui importe en premier lieu c'est de dépenser luxueusement les produits, avant que de développer les forces productives.

« Ce caractère paradoxal est souligné par le fait qu'au point culminant de l'exubérance, le sens en est voilé de toutes façons. »

Que trouve-t-on au « point culminant de l'exubérance » ? Je suppose que c'est l'homme. Et si le
« sens » de l'aspect paradoxal de cette vérité est « voilé », c'est l'homme qui en est responsable.

Ce sens, c'est que la richesse soit rendue
« à sa fonction, au don, au gaspillage sans contrepartie ». Mais « tout concourt à obnubiler ce mouvement fondamental »

  • Tout d'abord, au regard de la guerre « mécanisée » et de ses ravages, ce mouvement est considéré, « caractérisé », dit Bataille, « comme étranger à la volonté humaine ».

  • L'élévation du niveau de vie n'est pas mis en rapport avec le luxe (tel que l'entend Bataille), bien au contraire. Le luxe est associé aux grandes fortunes et donc c'est au nom de la justice qu'il va être revendiqué.
    Mais l'usage qui est fait de ce terme «  dissimule la profonde vérité de son contraire qui est exactement la liberté »
    La liberté telle que l'envisage Bataille, c'est le « déchaînement dangereux », la volonté d'assumer « les risques ». Alors, lorsqu'elle se présente « sous le masque de la justice », elle ne revêt plus que « l'apparence terne et neutre de l'existence asservie aux nécessités». Limitée « au plus juste », elle n'est plus qu'une « garantie contre le risque de servitude ».

Bataille ressent comme une malédiction « cette double altération qu'exige de nous la consumation des richesses. » :

  • « Refus de la guerre sous la forme monstrueuse qu'elle revêt »

  • « Refus de la dilapidation luxueuse, dont la forme traditionnelle signifie désormais l'injustice »

« Au moment où le surcroît des richesses est le plus grand qui fut jamais, il achève de prendre à nos yeux le sens qu'il eut toujours en quelque façon de part maudite. ».


9. Opposition du point de vue « général » au point de vue « particulier ».

Le titre nous l'indique : l'argumentation va se développer non pas directement à partir du registre de l'économie, générale ou particulière, mais à partir de la notion de point de vue, donc, si l'on peut dire, d'une façon encore plus générale.

Que le mouvement de dilapidation nous fasse peur, cela est bien naturel. Ce qui est terrible, c'est que « nous sommes » ce mouvement. Cela crée de l'angoisse. Le tigre est l'emblème de ce mouvement :

« C'est la figure du tigre qui expose la vérité de la manducation. »

« La mort est devenue notre horreur »

La mort et la chair nous touchent jusque dans notre sexualité. Bataille relève, en note, une expression qui lui semble faire cette association : le péché de chair. Son langage est très cru :

« … et bien qu'en un sens le fait d'être carnivore et de braver la mort réponde à une exigence de virilité (mais c'est une autre affaire !), la sexualité est liée aux scandales de la mort et de la viande mangée »

Alors, qu'en est-il de l'angoisse ?

L'angoisse relève toujours d'un point de vue particulier, personnel, en opposition à l'exubérance de la matière vivante, point de vue général.

C'est l'angoisse qui fait le lit de cette « atmosphère de malédiction ». Elle traduit une absence : elle « signifie, l'absence (ou la faiblesse) de la pression exercée par l'exubérance de la vie. L'angoisse a lieu lorsque l'angoissé n'est pas lui-même tendu par le sentiment d'une surabondance. »

Quand on « déborde de vie », on ne connaît pas l'angoisse. La vie, qui est un « débordement par essence », l'ignore tout autant.

Cette opposition, général/particulier, Bataille en fait usage pour comprendre la situation de son époque : Il estime que l'on juge la situation générale d'un point de vue particulier.

Ici, il ne va pas parler de vie mais d'existence. Suite à ce qui a été dit précédemment sur le manque (chez l'angoissé) ou la surabondance (dans l'ensemble de la vie), l'existence particulière « risque toujours de manquer de ressources et de succomber » tandis que l'existence générale qui voit ses ressources toujours « en excès », considère la mort comme « un non-sens ».

D'un point de vue particulier, c'est l'insuffisance des ressources qui sera le premier problème, tandis que d'un point de vue général, ce sera leur excès.

L'économie générale doit toujours envisager, d'abord, le développement de la croissance). Mais qu'elle envisage la misère ou la croissance, elle doit tenir compte de leurs limites réciproques, et surtout, « du caractère dominant (décisif) des problèmes découlant de l'existence d'excédents. »

Ainsi, pour aborder le problème de la misère en Inde, on ne doit pas dissocier la question démographique et la question industrielle (par la disproportion entre les deux).

Mais si l'on aborde le problème des possibilités de croissance industrielle de ce pays, on ne peut le faire qu'en rapport avec les excédents de ressources américaines.

« Un problème typique d'économie générale se dégage de cette situation. D'un côté se fait jour la nécessité d'une exsudation, de l'autre d'une croissance. Le monde actuel se définit par l'inégalité de la pression (quantitative ou qualitative) exercée par la vie humaine. »

Dans le cadre d'une économie générale, la solution proposée à cette situation serait pour Bataille « un transfert de richesse américaine à l'Inde sans contrepartie. Elle fait à cette fin entrer en ligne de compte la menace qui résulterait pour l'Amérique de la pression — et des déséquilibres de la pression — exercée dans le monde par les développements de la vie hindoue. »

Le point de vue de départ de Bataille « Le monde envisagé comme une ébullition » permet selon lui, de considérer clairement le problème de la guerre (qui est le problème le plus important).

« La seule issue est donnée dans l'élévation mondiale du niveau de vie — dans les conditions morales actuelles, seule susceptible d'absorber l'excédent américain, de réduire la pression au-dessous du point dangereux. »

Bataille estime cette conception théorique en accord avec les vues empiriques de son époque, la jugeant toutefois plus radicale. En tout cas, vues et conception se renforcent mutuellement.


10. Les solutions de l'économie générale et la conscience de soi.

Bataille est pessimiste. Même si les solutions sont claires, « déterminées », y compris aux yeux de ceux qui décident, « l'entreprise n'apparaît guère encourageante ».

Ce que met en lumière, « définit », le point de vue de l'économie générale, c'est le « caractère explosif » de notre monde, que l'époque, celle de Bataille, porte à une tension extrême.

« Une malédiction pèse évidemment sur la vie humaine, dans la mesure où elle n'a pas la force d'enrayer un mouvement vertigineux ».

Bataille va faire une distinction entre la « la vie humaine » et « l'homme ».

J'ai envie de rapprocher cette distinction de celle qu'établit Giorgio Agamben :

  • entre zôè « la vie nue », le simple fait de vivre, commun à tous les êtres vivants,
  • et bios « la vie qualifiée », forme ou façon de vivre propre à un individu ou à un groupe.

Cette malédiction qui pèse sur la vie humaine, c'est à l'homme, et à « l'homme seul », qu'il dépend de la lever.

« Mais elle ne pourrait l'être si le mouvement qui la fonde n'apparaissait pas clairement dans la conscience. »

Bataille a déjà évoqué sa déception face à la seule solution admise en remède à la catastrophe : l'élévation du niveau de vie. Il enfonce à nouveau le clou :

« Ce recours, je l'ai déjà dit, se lie à la volonté de ne pas voir dans sa vérité l'exigence à laquelle il veut répondre. »

Bataille continue à travailler selon son principe de rapprocher les forces contraires. Il considère qu'en « envisageant en même temps la faiblesse et la vertu de cette solution », cela va provoquer « un effort de lucidité de la conscience » sous une apparence d'éloignement.

« Dans cette voie, la fuite devant la vérité est, par un jeu de contrepartie, la garantie d'une reconnaissance de la vérité. »

« L'enjeu est de placer lentement la vie humaine à la mesure de sa vérité » (je comprends : accepter la place première de la dilapidation).

Si des solutions « emphatiques et arbitraires » seraient inacceptables pour « l'esprit de l'homme », il peut se lier à la « rigueur exemplaire de la conscience » en vue d'assumer cet enjeu.

Une étude sur l'économie générale doit certes se confronter à la vie publique. Mais il importe avant tout de comprendre le mouvement de l'histoire. C'est à ce prix que l'on pourra agir au présent.

Bataille émet l'hypothèse que c'est dans la conscience de soi que l'homme gagnerait une vision lucide. C'est donc la conscience qui est la visée de l'étude.

« Certainement l'exposé d'une économie générale implique l'intervention dans les affaires publiques. Mais tout d'abord et plus profondément, ce qu'il vise est la conscience, ce qu'il aménage est dès l'abord la conscience de soi que l'homme effectuerait finalement dans la vision lucide d'un enchaînement de ses formes historiques. »

Cela sera l'objet des trois parties suivantes de La part maudite. La cinquième sera consacrée aux données présentes.

(22 septembre 2007)

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