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carnet d'annick bouleau : carnet 2 [15 avril-2 août 2006]


 

Ce carnet fait référence à des positions, à des pensées, que l'on peut retrouver sur le site. Notamment la rubrique Constellation pour l'usage de certains concepts. Il avance aussi en « voyant », en devinant, pour découvrir d'autres territoires…

ATTENTION : les extraits vidéo nécessitent la dernière version de QuickTime 7.1.1. Vérifiez votre mise à jour !

15 avril 16 avril 14 mai 15 mai 24 mai 25 mai 26 mai
31 mai 21 juin 2 août        

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Samedi 15 avril 2006

Une aussi longue absence. La case vide.

Un vieux cheyenne disait : « On ne fait pas du cinéma avec des excuses ! », quand dans mon rôle de script-girl ou de réalisatrice, je me sortais d'un « faux-pas » en me protégeant derrière une justification plus ou moins bancale. Dans son éthique personnelle « se justifier » et « s'excuser » se retrouvaient dans la même assiette de la balance. Pas facile. Me revient à la mémoire une petite phrase qui fait partie des énigmes qui m'accompagnent : « Qu'on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s'entend. » (Jacques Lacan)

Entre le 28 septembre 2005, qui termine mon premier carnet et aujourd'hui, il y a dans celui-ci ce que l'on appelle une ellipse. Mais la vie continue. Le site en porte des traces, parfois. Parfois, non. Comme un Cv qui comporte des trous, des cases vides, que le candidat doit toujours justifier.

Le stylo ne s'est pas posé dans ce carnet pendant plusieurs mois mais le temps écoulé n'a pas disparu et se retrouvera par la suite. Anachronisme…

…Interruption. Je corrige actuellement des copies de concours pour une école de cinéma. Mais pour moi, « tout fait ventre » et ce travail me renvoie à une lecture interrompue il y a quelques mois. Sur la binarité.

Les candidats ont eu à analyser une séquence de Tigre et dragon, d'Ang Lee. Un flash-back qui raconte au spectateur, à la façon d'un western délocalisé dans le désert de Gobi, la rencontre entre Jen et Lo que tout oppose. La séquence peut être très vite analysée en terme d'oppositions dualistes, binaires. C'est techniquement, scénaristiquement, très réussi, mais de nouveau, face à ce genre de cinéma, je me dis à moi-même: « Ce n'est pas le genre de film qui me donne le sentiment d'exister ». Tout comme je peux le dire devant des westerns classiques que personne n'oseraient contester.

J'ai toujours essayé de me trouver des excuses de ne pas réussir à aimer des films qui font l'unanimité. Et puis, ça peut faire sourire de prétendre chercher des films qui me font « exister ». C'est là qu'intervient la binarité. J'ai du mal à me passionner, à me sentir concernée dans un monde, un récit, dualiste (les bons et les méchants, le blanc et le noir, les riches et les pauvres) mais aussi dans une forme dualiste relevant, par exemple, du système cause/effet (le champ/contrechamp, raccord de regard subjectif). S'il n'y a pas autre chose, je « laisse tomber » car je me sens exclue.

C'est pour cela que la rencontre avec le livre de Dany-Robert Dufour a été pour moi fondamentale et que si je n'en ai pas parlé davantage je dois avoir certainement quelques excuses…

Les Mystéres de la trinité

« Le binarisme […], n'est pas né d'hier. Il est le produit d'une pensée née en Grèce il y a plus de 2500 ans, d'abord couvée par des petites sociétés marginales (le pythagorisme, l'orphisme…), puis construite en systèmes par le platonisme et, depuis lors, poussée à ses plus extrêmes conséquences avec une cohérence rigoureuse. La forme binaire qui domine aujourd'hui est le résultat d'une longue évolution au cours de laquelle se sont forgées les grandes catégories de la raison dont l'Occident s'est armé : le dualisme, la dialectique, la causalité et, et aujourd'hui, le calcul binaire… À l'aube du siècle à venir, il apparaît que notre siècle aura été celui où l'homme binaire, après une lutte deux fois millénaire avec l'homme trinitaire, se sera irréversiblement emparé des rênes : pas de toutes, mais presque. Aujourd'hui l'homme binaire transforme le monde grâce à l'efficacité inscrite dans les réseaux binaires des techno-sciences ; il se sert de la forme algorithmique, quintessence de la binarité (informatique, intelligence artificielle) pour créer dans tous les domaines (informatique, gestion, santé…) des processus artificiels de grande ampleur ; il sait désormais en quelle langue sont écrits les programmes naturels du vivant (biogénétique) et à peine a-t-il décrypté des fragments de ces programmes naturels binaires qu'il a commencé d'y intervenir (génie génétique).

En se confiant à la pensée binaire plutôt qu'à la pensée trinitaire, on ne peut pas seulement dire que l'homme est aujourd'hui en train de changer d'objet de culte : il ne remplace pas les dieux des polythéismes ou le Dieu unique des monothéismes par le culte récent des techno-sciences binaires. il change de monde, il change le monde, il change de représentation du monde, il change d'esprit, il change de culture. Mais, surtout, il se change lui même. »
(Avant-propos, p.9-10)

« La binarisation n'a pas seulement touché les sciences de la nature ou les sciences exactes ; le champ de l'homme n'y a pas échappé. Il y eut, au XXe sièce au moins, deux vagues successives portant chacune l'empreinte du Deux. La forme fruste du Deux, sous l'espèce de rapport causal simple (du type : "un stimulus donné entraîne une réponse donnée"), a d'abord envahi tous les domaines pour donner naissance à une "thermo-dynamique humaine" : les pavlovismes, behaviorismes et autres comportementalismes. Maurice Merleau-Ponty, aux prémices du déferlement de ce mouvement, a été le critique acharné du modèle causal d'explication. Pour ma part, je m'attacherai plus particulièrement à l'analyse de la forme actuelle du Deux. Très rapidement, en effet, une forme autrement opératoire s'est substituée à sa forme fruste. Le rapport binaire entrait en force dans le champ de l'Homme. Tout objet devenait justiciable de ce mode. Le structuralisme était né. Jamais, en aussi peu de temps, un mouvement n'avait autant ébranlé les certitudes et renouvelé les modes de pensée. » (p.27-28)

Dany-Robert DUFOUR, Les Mystères de la trinité, Gallimard, 1990.

… Où l'on verra par la suite que ce n'est pas si simple. En passant par la case vide

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Dimanche 16 avril 2006

Ce qui m'arrive, ce qui me fait exister

J'ose donc me permettre (Cf.Jean Oury) d'énoncer qu'il y a des films devant lesquels je me sens exister. C'est la liberté, commune à ceux qui n'ont rien à perdre mais qui s'obstinent sur leur chemin. Cela me rappelle le jour où j'ai osé dire à mon directeur, qui me reprochait de ne pas assister aux séminaires de notre centre de recherche, que ces séminaires ne me nourrissaient pas. Cet homme, dont la retenue et la courtoisie sont légendaires, a failli sortir de ses gonds…

Bien sûr, ce qui me nourrit, ce qui m'arrive, n'arrive pas à mon voisin : c'est la définition même de l'expérience. Et pourtant, il faut bien vivre en société (comme on dit !)

Oui, ces derniers jours je me suis sentie exister face aux films qui m'arrivaient.

Comme j'avais besoin d'une petite phrase de La Maman et la putain pour écrire au groupe du
Sablier, j'ai pris le temps de regarder tout le film.
Et puis je suis allée à la Cinémathèque revoir La Cicatrice intérieure de Philippe Garrel. Mais j'ai eu aussi ce sentiment face à un film bien différent regardé sur l'Ubuweb, un film de Hans Richter.
Et puis aujourd'hui j'ai ce même sentiment face à des dessins d'adolescents d'un collège d'Aubervilliers (je ne peux pas oublier que je suis une enfant d'Aubervilliers).

Comme si, entre ce que je voyais et ce qui m'arrivait, il y avait non pas un écart mais un changement de registre, de territoire, je ne sais comment dire. Si je me suis mise à suivre ce chemin de penser c'est que depuis le séminaire de Jean Oury du 15 février je suis en alerte sur une piste totalement inconnue : ce mercredi là, Jean Oury a posé des jalons pour établir une distinction entre la
reconnaissance et l'image.

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Dimanche 14 mai 2006

La voix qui nous « tient »

La voix, le regard : des objet a qui nous font exister. Il y a longtemps déjà, dans le travail du groupe Ouvrir le cinéma, nous avions repéré quelques textes, notamment de Didier Anzieu et de Jean Oury, qui depuis ont trouvé une place dans notre Constellation.

Ainsi :

« Enfin, revenant sur le stade du miroir tel que l’a conçu Lacan, où le Moi s’édifie comme autre sur le modèle de l’image spéculaire du corps entier unifié, D. Winnicott a décrit une phase antérieure, celle où le visage de la mère fournit le premier miroir à l’enfant, qui constitue son soi à partir de ce qu’elle lui reflète. Mais, comme Lacan, Winnicott fait porter l’accent sur les signaux visuels. Nous voudrions mettre en évidence l’existence, plus précoce encore, d’un miroir sonore, ou d’une peau auditivo-phonique, et sa fonction dans l’acquisition par l’appareil psychique de la capacité de signifier, puis de symboliser. » (D.A.)

« Un neurologue, André Thomas, notait qu’un bébé de quelques jours, voire de quelques heures, réagit par une violente torsion (il faut le tenir, dit-il, pour qu’il ne tombe pas) quand il entend son nom articulé par sa mère. Evidemment, on ne peut pas dire que c’est déjà l’effet de son nom, mais il est sensible au grain de la voix de sa mère, parce qu’aucune autre bonne femme ne lui produit cet effet-là. Or, Lacan le disait, la voix, le regard sont des objets a, des objets cause du désir. Et comme il est aveugle, le gosse, c’est la voix d’abord. » (J.O.)

« L’espace sonore est le premier espace psychique : bruits extérieurs douloureux quand ils sont brusques ou forts, gargouillis inquiétants du corps mais non localisés à l’intérieur, cris automatiquement poussés avec la naissance, puis la faim, la douleur, la colère, la privation de l’objet, mais qu’accompagne une image motrice active. Tous ces bruits composent quelque chose comme ce que Xénakis a sans doute voulu rendre par son polytope : un entrecroisement non organisé dans l’espace et dans le temps de signaux des qualités psychiques primaires, ou comme Michel Serres s’essaie à dire dans sa philosophie du flux, de la dispersion, du nuage premier du désordre où brûlent et courent des signaux de brume. Sur ce fond de bruits peut s’élever la mélodie d’une musique plus classique ou plus populaire, c’est-à-dire faite de sons riches en harmoniques, musique proprement dite, voix humaine parlée ou chantée, avec ses inflexions et ses invariants très vite tenus pour caractéristiques d’une individualité. Moment, état dans lesquels le bébé éprouve une première harmonie (présageant l’unité de lui-même comme Soi à travers la diversité des ressentis) et un premier enchantement (illusion d’un espace où n’existe pas la différence entre Soi et l’environnement et où le Soi peut être fort de la stimulation et du calme de l’environnement auquel il est uni). L’espace psychique sonore ne connaît pas les limites qu’imposeront le développement psychomoteur et notamment la coordination visuo-tactile : on entend et on se fait entendre dans le noir, dans la cécité, par-delà les cloisons. Seul l’espace olfactif possède à quelques nuances près un pouvoir analogue de diffusion et de pénétration … » (D.A.)

Jean Oury, in Jean Oury/Marie Depussé, À quelle heure passe le train… Conversations sur la folie, Calmann-Lévy, 2003, p. 132-134.
Didier Anzieu, « L’enveloppe sonore du soi », Nouvelle Revue de Psychanalyse, numéro 13, Narcisses, printemps 1976, p. 161-179.

Alors, une voix-objet a qui me tient, qui me fait exister, c'est une voix qui parle italien, comme les nounous de ma petite enfance, femmes de maçons ou de carreleurs débarqués de Parma ou d'Alessandria. Personne d'autre que moi ne peut trouver plaisir à entendre un fonctionnaire du Parlement italien nommer un à un les députés et sénateurs appelés à voter pour élire un nouveau chef de l'État ou bien le nouveau président du Conseil, dépouiller les bulletins sortis de l'urne, dans une litanie-berceuse de bianca (bulletin blanc).

La langue italienne me fait à nouveau venir au monde. Une image-sonore qui ne s'apparente pas à mon image dans le miroir — l'image qui me rassemble avant de me ressembler. C'est une image qui me « tient », comme on dit qu'un bifteck tient plus au corps qu'un filet de poisson. Une « image » — par précaution, mettons le terme entre guillemets — qui tient (et non pas fait tenir) l'appétit de vivre au corps. Mais cette image-là, si différente de l'autre, ne peut être sans elle (celle du miroir, celle du spectateur). Et pourtant, il faut bien les distinguer. Une image qui n'est pas imaginaire, duelle, mais qui s'attache à un tiers. « Tiens-bon ! » 

Nous avons tous nos objets a que les autres ignorent (si nous-mêmes nous pouvions tous les connaître !). Chaque fois que je suis perplexe devant un film ou un tableau par exemple, je me dis que c'est la faute à un objet a de son auteur.

C'est tous les jours que nous courons le risque de bousculer les objets a des autres. Heureusement, dans un sens, que nous l'ignorons, sinon… Mais il faut savoir, comme dit Oury, que l'être humain, c'est fragile.

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Lundi 15 mai 2006

Les entours

Hier matin, dans un flash d'infos de France-Musique, un paysan pyrénéen s'explique sur son opposition à l'introduction de nouveaux ours dans la région : « Avant, les familles étaient plus nombreuses, il y avait toujours quelqu'un qui pouvait partir 3-4 mois avec un troupeau de 300 têtes. Aujourd'hui, ça n'est plus rentable, il faudrait rassembler des troupeaux de 2000-3000 têtes pour pouvoir payer un berger. Il faudrait alors une quinzaine de chiens. Mais le chien est aussi un prédateur (les marmottes, d'autres petits mammifères) et une telle meute sur un même territoire serait dévastatrice. Je trouve qu'on ne pense pas les Pyrénées d'une façon assez globale. »

Mais pourquoi est-ce que j'ai besoin d'écrire ça ce matin ?

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Mercredi 24 mai 2006

L'image qui « vient »

Le week-end dernier, j'ai vu les Pyrénées, de très loin (d'un petit village sur les bords du canal du Midi, entre Narbonne et Carcassonne). Ce ne sont pas des fantômes qui vinrent à ma rencontre, passé le pont sur l'Aude, mais des images sur l'écran latéral de ma petite caméra.

Il m'arrive : ce il impersonnel comme dans il pleut. Il m'arrive des rencontres, des images. Des images qui ne me travaillent pas seulement sur le plan de l'imaginaire (l'image dans le miroir) mais qui relève, aussi, de ce que j'essaie péniblement d'articuler dans ce second carnet.

Voici comment je les présente dans « mon coin » :

Il m’arrive — Il m’arrive
Nous sommes habitués à parler d’expression artistique, de création artistique, étant sous-entendu qu’un créateur, un auteur, un sujet, va s’exprimer, extérioriser des sensations, des affects, des sentiments…
Que se passe-t-il si nous inversons la vapeur ? Si, au lieu de chercher à montrer, à démontrer, à prendre, nous sommes prêts à recevoir, à accueillir ce qui va apparaître, se donner, par la grâce, par l’habileté de la technique ?
Une image apparaît, se donne et nous surprend…
La rencontre avec l’image qui vient. Dans cette expérience, le temps va prendre forme et devenir un film.

[Extrait 1] [mp4 9 Mo 1'40] [Extrait 2] [mp4 2,9 Mo 1'27]

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Jeudi 25 mai 2006

« …un des problèmes les plus intéressants dans l’œuvre de Pascal Convert : comment dans une œuvre d’art, ne pas s’épancher, ne pas raconter sa vie, ne pas faire toute une histoire avec ses affects, mais comment non plus ne pas croire être complètement détaché de tout…[…] comment produire une forme qui ait une intensité mais que cette intensité soit impersonnelle…

Voilà ! Tout l’enjeu de ça c’est d’essayer de voir comment se construit une œuvre intense : en tant qu’elle est intense, elle nous concerne, donc elle est fatalement anthropomorphe, elle parle du sujet, elle parle de notre histoire, de l’existence, de tout ce que vous voudrez ! mais elle est complètement impersonnelle. Voilà, c’est ça qui m’intéresse.

Ici, on touche à des problèmes, des grands enjeux, à mon avis, de la critique d’art, de l’esthétique aujourd’hui. C’est-à-dire comment échapper au dilemme de l’épanchement affectif d’un côté, qui souvent ne parle que de celui qui regarde et pas du tout de l’œuvre, — et il faut respecter l’œuvre, et comment dans un autre sens, toucher a ce qui a été nommé par des phénoménologues comme Erwin Strauss autrefois, ou même en France comme Henri Maldiney, la dimension pathique : pathique, pathos mais le pathos non pathétique, le pathos des Grecs. Pathos, ça veut dire subir : le pathos dont parle Euripide quand il dit : nous devons apprendre par l’épreuve, pathei mathos. C’est çà l’enjeu : revenir à une sorte d’esthétique de l’empathie mais qui ne soit pas une empathie psychologique qui ne soit pas une empathie des souvenirs d’enfance ! de tout ce qui m’arrive ! dans ma vie ! mes histoires d’amour ! … ce qui compte, c’est comment tout ce qui nous arrive devient une forme. »

Georges Didi-Huberman, philosophe, historien de l’art, interviewé par Alain Veinstein, dans l’émission de France-Culture, Du jour au lendemain, en 1999, à l’occasion du petit livre consacré à l’œuvre de Pascal Convert La Demeure, la souche publié chez Minuit.

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Vendredi 26 mai 2006

Ce matin, je voulais écrire sur les quatre modalités de temps telles que Jean Oury en parle dans son séminaire de Sainte-Anne. Comme il se réfère à Henri Maldiney, je suis sortie chercher en librairie Aîtres de la langue et demeures de la pensée. L'ouvrage est « manquant chez l'éditeur », mais dans les rayons d'une librairie, à la lettre M, je tombe sur un petit livre de Patrice Loraux, Les Sous-main de Marx, qui me renvoie également au séminaire d'Oury mais sur un autre chemin, celui de Marx. Et me voilà embarquée dans d'autres associations d'idées.

On ne peut pas isoler, comme la science peut le faire d'un objet d'étude, un moment de penser, une rencontre, une expérience, un vécu… On ne peut pas arrêter le courant de la pensée, le processus du penser. Et pourtant, il faut de la discontinuité. sinon…

« À La Borde, nous avons eu le cas d'un jeune homme dont la fonction de pouvoir ne pas s'intéresser à tout était atrophiée. On l'avait surnommé le « Tourniquet » : quand il venait à la cuisine, par exemple, il tournait sur lui-même, il voulait tout voir. Tout, tout… Quelque chose d'impossible ! Alors là, on peut voir qu'il y a une fonction pragmatique de l'oubli. On peut dire superficiellement : il faut mettre de l'oubli pour pouvoir continuer à vivre. Autrement… »

Jean Oury, « Histoire, sous-jacence et archéologie », revue Institutions, n°20, mars 1997.

La fonction pragmatique de l'oubli. Les « trous » d'oubli pour continuer à vivre. Continuer à vivre, arrêter paradoxalement le temps…

… pour arrêter un plan. Le cinéma est une de ces expériences pour toucher du doigt les différentes modalités du temps.

Toucher le bouton rouge de la caméra pour laisser défiler ou bien stopper le ruban de bande magnétique. Expérience d'autant plus vive lorsque l'on procède par tourné-monté comme je viens de le faire : c'est-à-dire sans avoir recours à la phase de montage qui suit normalement le filmage (raccourcir les plans, les organiser autrement que selon la succession du tournage …).

Filmer la route qui défile sous les roues de la voiture : se laisser à la fois surprendre par ce temps qui surgit, qui jaillit en permanence, sans arrêt (c'est le temps de l'aiôn, le temps schizophrénique, l'image jaillit sans arrêt) et pouvoir, au moment que l'on juge opportun, le suspendre ou le laisser reprendre (c'est le temps du kairos, l'instant où je déclenche et où je stoppe la caméra).

Un fois le travail terminé, lorsque je regarde les plans, je sens bien que tout cela m'échappe, que le « maintenant » ne peut se fixer, sans cesse avalé par le temps du chronos, mais je peux m'y situer. Et puis, avec le temps du zeit, je vais pouvoir me repérer par rapport aux trois modalités linéaires : passé, présent, futur.
Waiting for Maldiney

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Mercredi 31 mai 2006

sur mon chemin …

Je continue à mettre en forme mes prises de notes de la séance de mai du séminaire de Jean Oury. Et voici que je fais une rencontre qui m'oblige à m'attarder, à faire une pause.

De manière tout à fait inattendue je découvre les deux livres de Georges-Arthur Goldschmidt sur Freud et la langue allemande. Jean Oury le cite, comme en passant, à propos des erreurs non anodines de traductions. Comme c'est un peu touffu, je vais sur le Web pour trouver des précisions et je constate que Jean Oury fait un grand usage du travail de Goldschmidt, surtout du premier tome Quand Freud voit la mer (Comment résister à un pareil titre !).

Il suffit de lire ces quelques lignes pour deviner que ce que je vais y trouver va m'aider dans le labyrinthe que je construis autour de l'image (la présence, l'être-là, le corps) :

« Toute la langue allemande est construite sur le mouvement d'élévation et d'abaissement de la cage thoracique, sur la montée et la descente, sur le va-et-vient dans l'espace : le fort-da célèbre du petit enfant de Au-delà du principe de plaisir de Freud n'exprime rien d'autre. En allemand, tout part du corps, tout y revient, tout le traverse : der Lieb (le corps qui est la vie même) a la même origine que das Leben (la vie), Life. Le corps, c'est le vivant même, la vie wie sie leibt und lebt, la vie en chair et en os ; der Leib est un tout autre corps que le Körper, le corps tel qu'il est issu du latin, et qui exprime le corps fonctionnel et aussi le corps de métier. Mais der Leib, c'est le corps tel que je le suis, le corps même. […]
Rien de plus simple, de plus immédiat, que le vocabulaire philosophique. Le chapitre I de la phénoménologie de l'esprit, “La certitude sensible” (il est vrai que l'allemand ne peut guère distinguer entre “sensible”, “sensoriel”, ou “sensuel”), Die sinnliche Gewissheit, est du premier au dernier mot fait avec le vocabulaire qu'un enfant de cinq ans a à sa disposition (à l'exception peut-être des mots Vermittlung, médiation, et Unmittelbarkeit, immédiateté). Plus la “philosophie” allemande se fait profonde, plus son vocabulaire est simple et concret, ou proche en tout cas de ce leibliche Befinden, de cet emplacement du corps même. »

Georges-Arthur Goldschmidt, Quand Freud voit la mer — Freud et la langue allemande I, Buchet-Chastel, 1999, p.16-17.

Le résumé des ouvrages sur le site de l’éditeur (I) (II) ferait sursauter Jean Oury : « L’auteur affirme que la pensée freudienne tiendrait à la structure même de la langue allemande. L’inconscient serait en effet, selon la pensée lacanienne, structuré comme une langue » (Cf. notamment, séance du 15 février 2006, lorsque J.O. rappelle Lacan « hurlant » dans son séminaire : « l’inconscient est structuré COMME ! un langage »). Jean Oury a donc bien raison de marteler sans cesse la différence entre langue et langage.

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Mercredi 21 juin 2006

aiôn, chronos, Zeit …

J'ai fini par trouver chez un libraire du Québec un exemplaire du livre d'Henri Maldiney, Aîtres de la langue et demeures de la pensée, publié en 1975, aux éditions de l'Âge d'Homme.

C'est pas facile : il va falloir y aller à petit pas. On finira bien par trouver quelque chose…

Henri Maldiney aborde la question du temps (le chapitre I s'intitule « Genèse du temps »), en liaison avec le système verbal des langues indo-européennes.

Quand j'utilise un présent, un imparfait, un subjonctif, qu'est-ce que le verbe transporte avec lui ? Sans oser rentrer dans les détails, je pose la question de cette façon afin de pouvoir avancer dans la lecture.

« Le temps commence avec le Moi », mais le moi (et le temps) se construit à travers des situations pulsionnelles, des affects, des contacts (références théoriques à Szondi) et s'y fait jour un « pouvoir-être ».

Pour approcher ces sujets, on peut commencer par lire deux articles (Henri Maldiney, Jean Oury) dans le n°36 de la Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe : http://www.cairn.info/sommaire.php?ID_REVUE=RPPG&ID_NUMPUBLIE=RPPG_036

Maldiney va d'abord poser trois temps, trois noms (en liaison avec la ternarité du pouvoir-être emprunté à Szondi) pour dire le temps : Aiôn, Chronos et Zeit.

Aiôn, la tension

Aiôn, αιον, mot grec — la racine αιυ signifie la force vitale, va désigner le temps comme principe éternel de création. On peut le rapprocher du souffle (πνηυμα ) des Stoïciens, principe actif de tout vivant. Ce qui constitue ce souffle est une tension, un tonos, τονος. (Je pense à l'expression « avoir du tonus », mais aussi au tonal, tel que Michel Balat en parle).
Maldiney a retrouvé Aiôn chez Panofsky (Essais d'iconologie), associé au culte de Mithra et à la figure orphique de Phanès, l'un des trois grands mythes grecs des origines, le Protogonos, le premier né des dieux, né de l'œuf de la nuit fécondé par le vent. « Aiôn est le premier moment cosmognétique […] comme tension de durée se développant elle-même à la façon d'un germe. » Au niveau du verbe, comme tension, c'est la première dimension, « que le verbe emporte avec soi, qui lui est inhérent ». Il y a un « mais », mais on verra ça plus tard…

Phanès

Chronos, l'in-tention

« χρονος, se réfère à “pousser” — comme tempus à tendre. Mais il s'agit de poussée ou de tension orientées vers… agissant sur quelque chose capable de mouvoir dans un sens déterminé ce à quoi elles s'appliquent ou qu'elles impliquent — cinétiquement. Cette poussée directionnelle n'est pas tensio mais intensio. »

Au niveau du verbe, c'est le mode du subjonctif (qui indique une action ou une chose comme terme d'une volonté).
Le mode d'un verbe, c'est, dixit Petit Robert, « le caractère d'une forme verbale susceptible d'exprimer l'attitude du sujet parlant vis-à-vis du processus exprimé par le verbe ». Il y a des modes personnels, des modes impersonnels. Maldiney considère que le « vis à vis » est inexact puisqu'il ne s'agit pas d'une attitude réactionnelle, mais d'un processus.

Pour la personne, le sujet, engagé dans l'action ou vers la chose, le chronos est le temps où il va pouvoir s'éprouver et se découvrir, mais pas encore se repérer.

Zeit, tension, pro-tention, ré-tention

Pour se repérer, il ne suffit pas d'en avoir l'intention, il faut décider : y être ou pas. C'est le moi qui décide de cette coupure dans le chronos. Cette présence, ce présent de la présence, c'est la coupure du maintenant. Mais pour y habiter dans cette coupure, il ne peut s'agir d'un simple bord à bord (comme une “collure” entre deux plans de film), il faut comme un saut — c'est la fonction de la décision — qui rend cet instant irréversible.

Je lis Maldiney tout en pensant au cinéma, à soir matin que je viens de filmer, et j'ai l'impression que cela m'aide à comprendre ce penser si dense. À partir de l'extrait n°1 que j'ai mis en ligne et qui comporte quelques coupures, il me semble ressentir un peu cette question du saut : il ne s'agit pas de le considérer en tant qu'ellipse matérialisant un manque, mais au contraire d'un maintenant qui fait irruption dans la continuité du chronos et permet aux deux plans “raccordés”, d'exister. Et j'ai l'impression que le caractère chaotique des plans, pleins de “sauts”, renforce cette impression que l'image existe par les “sauts”, en se projetant, à partir de lui en un avant et un après, un futur et un passé.

« C'est de la tension du présent que procèdent les intentions futurisantes et mémorisantes. Mais comme le présent (telle la décision) a un sens irréversible, ces intensions elles-mêmes ne sont pas symétriques : l'une étant en retrait, l'autre en anticipation. La temporalité exprimée par les temps de l'indicatif n'est plus simplement tensio et in-tentio mais pro-tention et re-tentio. Le présent qui fonde l'unité du temps le divise en époques. En chacune d'elles le temps s'articule avec lui-même selon ses trois dimensions et constitue à chaque fois un nœud dimensionnel différent : Futur, Présent, Passé. C'est avec une telle chronothèse connotée par la notion grammaticale de tempus que s'achève la chronogenèse du temps — qui alors seulement est Zeit. »
Henri Maldiney, Aîtres de la langue et demeures de la pensée, Éditions l'Âge d'Homme, 1975, p.18. (Dans une note, p.5, Maldiney donne l'étymologie du Zeit allemand : diviser, déchirer).

Je me demande si ce que dit Pelechian n'est pas en rapport avec le saut tel que je le comprends chez Maldiney.

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Mercredi 2 août 2006

Kairos …

Kairos

 « Il y a […] la représentation du temps comme kairos, c'est-à-dire cet instant décisif qui marque un tournant dans la vie des êtres humains ou l'évolution de l'Univers. Ce concept était illustré par la figure qu'on connaît sous le nom d'opportunité : un homme (nu à l'origine) qui passe à la hâte, jeune d'ordinaire et jamais très âgé bien que le temps soit souvent appelé πολιος (polios, aux cheveux gris) dans la poésie grecque… »
Erwin Panofsky, Essais d'iconologie, cité par Henri Maldiney, Aîtres de la langue et demeures de la pensée, Éditions l'Âge d'Homme, 1975, p.22.

Aiôn — Chronos — Kairos — Zeit : la chronogenèse et la chronothèse du Temps

Il y a la tension primordiale, le jaillissement, l'émergence absolue de l'Aiôn. Entre ciel et terre, l'avènement de l'être-là, l'étant, toujours en relation avec d'autres étantsAiôn…

Cet élan vital permet l'
intention d'un sujet qui en s'éprouvant, éprouve un « sens » sans qu'il lui soit encore possible de s'y repérer.
C'est le temps du mode … Chronos

« Le sujet engagé dans l'action ou vers la chose l'éprouve selon son propre pathos — que précisément le mode indique. La dimension modale est une dimension pathique. Sous la terminologie ordinaire des grammairiens qui définissent les formes modales comme expressives de volonté, sentiment, doute, incertitude, souhait, regret, ordre, défense, éventualité, concession, but… affleurent en ordre dispersé les catégories — correspondant à autant de moments critiques — que V. von Weizsäcker a mis en évidence au niveau biologique et sans lesquelles, il n'y a pas de compréhension rigoureuse du vivant : “Dessin, attente, surprise, danger, menace, sécurité, arbitraire et liberté, décision et détermination”, tous ces termes “expriment la situation du vivant, la manière d'exister que nous nommons pathique” ; et ce qui vaut pour le vivant vaut également ici pour le sujet qui n'existe qu'à répondre à une mise en demeure d'être ou de n'être pas. Souhait, désir, vouloir, impliquent quelqu'un, supposent un sujet qui souhaite, désire ou veut et qui, en cela même, vise à l'appropriation de la chose, du vivant ou de l'autre. Mais cette appropriation ne suppose pas de soi une temporalité divisée en époques. […] L'impératif, l'optatif, le désidératif, le subjonctif situent le procès dans la perspective de situations et de comportements spécifiques où le sujet se trouve engagé dans des rapports à la fois intra- et intersubjectifs. ils vérifient cette remarque conclusive de von Weiszäcker : “L'application des catégories pathiques nous contraint de les rencontrer en quelqu'un qui se trouve en relation avec un autre. Les catégories biologiques (et linguistiques) ne sont pas seulement subjectives, elles sont aussi sociales.” »
Henri Maldiney, Aîtres de la langue et demeures de la pensée, Éditions l'Âge d'Homme, 1975, p.14-15.
[En passant, c'est une occasion pour comprendre un peu plus la question du pathique. Cf. Constellation].

Dans l'intention du flux temporel du Chronos, une nouvelle dimension temporelle va s'ouvrir, celle de la
décision :
« Le moi qui décide vraiment franchit une coupure temporelle qu'il a lui-même effectuée. Cette coupure est le maintenant. Moment strictement humain, le maintenant sépare le passé et le futur qu'il maintient en l'état, immobiliés dans leurs parenthèses. » (Maldiney, p.16). C'est le présent de la présence, séparateur d'époques (passé, retentio — à venir, pro-tension). Ce temps divisé à partir du présent qui le fonde c'est le Zeit. Pour Henri Maldiney s'achève dans le Zeit la chronogenèse du Temps. Pour Jean Oury, c'est le temps de la conversation courante (Cf. séminaire du 17 mai 2006)

Et c'est dans le moment décisif du présent que prend corps le quatrième mot pour désigner le temps :
καιρος : Kairos, le moment opportun, propice, l'occasion, le temps de l'à propos.

Création et décision : le temps de l'expérience 

Maldiney établit un rapport entre Aiôn et Kairos :

« Aiôn-Phanès signifie la création comme auto-genèse de la vie universelle (vie-mort-renaissance) que depuis le néolithique symbolise la spirale — associée comme ici dans un décor des Cyclades à l'énergie solaire et au cycle. La décision qui surgit avec le kairos agit dans l'instant qu'elle érige en présent. Or les deux, création et décision, sont originaires. Émergence absolue. L'une émerge du chaos qui est béance. L'autre émerge du flux des phénomènes qui est indifférence. Personne ne les a exprimés d'aussi près que l'artiste qui a été le plus hanté dans son art par le problème de la création Paul Klee, pour qui l'œuvre est essentiellement genèse. »
(Maldiney, p.22)

Ces dimensions différentes ne constituent pas une structure à étages. C'est le plus difficile à comprendre, nos manières de penser font barrage à cette autre logique. La chronogenèse porte sur la formation (genèse), la chronothèse sur le sens (thesis, position, action de poser). La chronogenèse s'achève avec le Zeit, mais la chronothèse ne s'accomplit qu'avec le Kairos, au cœur du Zeit. En tout cas, c'est comme ça que je l'entends, pour l'instant.


Pour Jean Oury le Kairos c'est le temps de la dimension existentielle, le temps de l'expérience.

Les cinéastes du temps

Cette plongée dans les figures du temps nous aidera, qui sait, à être davantage en contact avec certains propos de cinéastes à l'aspect très énigmatique, comme par exemple cette phrase de Tarkovski

« Le rythme n’est […] pas une suite métrique de morceaux. Le rythme est composé par la tension temporelle à l’intérieur des plans. »
(Positif, n°249, décembre 1981)

… Ou bien, ce passage de
Pelechian

« Mon but, quand j'utilise des images d'archives, ce n'est pas de les mettre en morceaux, mais de les fondre en matière première pour pouvoir recréer une nouvelle forme. Les prises de vues, les miennes ou les archives, deviennent du matériau, ce n'est plus du passé ou du présent. »
(Cahiers du cinéma, n°454, avril 1992)

En tout cas, depuis que je me suis « accrochée » à cette question, survenue grâce au séminaire de Jean Oury et à la lecture d'Henri Maldiney, mon plaisir de filmer, c'est-à-dire, l'attention au temps du plan — image et son, puisque je ne filme jamais sans casque ou 'oreillettes' — dans sa venue sur l'écran de ma petite caméra, s'est décuplé.
Mon sentiment de n'être pas uniquement en
position de spectateur, ou de producteur, mais engagée d'une autre façon est encore plus évident qu'auparavant. C'est de cette autre façon dont il sera question dans un prochain travail…Mon point de départ sera de postuler non plus un spectateur devant l'image, mais un voyant, en situation, émergeant dans le temps de l'image. Un belle occasion pour re-visiter le travail de Georges Didi-Huberman : devant l'image, devant le temps : mais de quel temps s'agit-il ?

[Fin carnet 2]

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