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carnet d'annick bouleau : carnet 3 [4 septembre 2006 -]
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Ce carnet fait référence à des positions, à des pensées, que l'on peut retrouver sur le site. Notamment la rubrique Constellation pour l'usage de certains concepts. Il avance aussi en « voyant », en devinant, pour découvrir d'autres territoires…
Lundi 4 septembre 2006
Habiter la distance
Cet été je me
suis prise d'una
passione pour le campanile de la cattedrale d'Arezzo.
Je trouve sa forme d'une élégance extrême, beaucoup
plus que les autres campaniles que je peux fréquenter (comme
celui de Santa
Maria Novella à Florence, par exemple). Je l'ai
admiré depuis le car, depuis la gare, avant
de prendre le train pour Florence, depuis le train, au
retour. Un jour, je me suis arrêtée à Arezzo,
pour aller le voir de plus près. Et j'ai été déçue.
Il ne me faisait plus le même effet. Tout près de lui,
il s'efface en tant que campanile et devient un objet,
une chose architecturale. Qui a toute son importance, assurément.
Mais séparé du monde qui l'entoure, il n'existe plus
vraiment comme
campanile. Avant de retourner à Paris, je l'ai filmé.
Le travail peut commencer…

Arezzo (clic sur l'image)
[retour]
Dimanche 11 février 2007
Ellipse (1)
En prévision du travail dans ce carnet,
peu après ma rencontre avec
le campanile, j'avais jeté sur le papier quelques remarques,
alors
que j'étais
en train de m'intéresser à autre chose.
Pour reprendre le fil, je vais commencer par elles.
La première de ces notes ne concerne pas directement
la question du cinéma et son lien avec la pédagogie, mais
la pédagogie
tout court. Elle est liée à la transcription d'un entretien
avec une enseignante d'art plastiques (collège) que je souhaite
mettre en ligne sur le site :
En
transcrivant le récit
de M., je reste encore frappée
par le décalage entre deux types de pédagogie : M. aborde
la technique, veut faire goûter, sentir la technique, graphique
en l'occurrence (que ce soit le feutre, la peinture, le
pastel, le fusain,…).
À chacun de ses élèves, de se laisser saisir personnellement
par cette technique et découvrir plus tard le besoin de l'utiliser éventuellement
pour son propre compte. À chacun aussi d'être saisi, s'il
a l'occasion d'aller au musée, devant des dessins au crayon Conté de
Seurat ou des dessins au crayon de couleur de ? (je ne sais
pas qui, Delaunay a fait ça ?). Avoir compris la technique
lui permettra peut-être d'aprécier les œuvres de
l'art.
Cela évitera à M.
ou à la prof de français de rédiger un questionnaire
pour faire travailler les élèves devant
Degas, Renoir ou Picasso, comme on le voit si souvent dans
les salles des musées
(les élèves semblent ne regarder que pour trouver la réponse
au questionnaire). Cela me fait repenser à l'interview de Sobel
dans Le Monde qui est toujours visible
sur le site, mais
que j'ai plaisir à recopier
ici :
Parce qu'il ne faut pas confondre
les pratiques artistiques et la culture. Ceux qui vont aux matches
de foot parlent ensemble, ils ont leur vie, ils inventent leur culture.
Les pratiques artistiques sont d'autres choses dont on peut faire aussi
usage. Mais on ne peut pas prétendre dire à quelqu'un : "Voilà,
je vais t'amener au musée, tu vas voir Cézanne et tu
vas comprendre en quoi il est un révolutionnaire." Bien
sûr, il faut faire son possible pour mettre Cézanne à la
disposition de chacun. Mais, s'il y a une chose qui ne peut pas être
collective (et c'est un mensonge que d'affirmer le contraire), c'est
l'aventure de la rencontre de chaque individu avec cette autre dimension
de l'humaine condition que sont les pratiques artistiques. Vous ne
pouvez pas y amener des cohortes de gens.
La seconde pédagogie à laquelle je fais allusion dans ma
note est celle d'intervenants cinéma qui commencent immédiatement
le travail avec les élèves, à partir du scénario :
quelle histoire raconter ?. Une ellipse immense me semble ici prendre
place.
Ce carnet 3 va peut-être devenir un long chemin, pleins de
détours, pour y voir plus clair sur cette ellipse.
[retour]
Mardi 13 février 2007
Ellipse (2)
La seconde note est la suivante :
Que fait-on,
souvent, dans les ateliers de pratique artistique en cinéma :
on décide
tout de suite de faire un film, même en un seul plan comme dans
le cas des fameux plans Lumière. Pour reproduire ce
modèle
du plan on apprend un peu de technique : cette fois-ci il
s'agit de savoir manipuler un objet qui produit la chose : l'image
cinématographique
(en mouvement). C'est tellement facile, il n'y a pas ces
inhibitions comme devant la feuille de dessin (je ne sais
pas dessiner — sous entendu, bien, ou ressemblant). Dans
la facilité apparente,
les modèles environnants,
qu'ils soient cinématographiques ou télévisuels
occupent tout le terrain (avec les dégâts que cela peut
engendrer).
Et si avec l'image de cinéma, l'image en mouvement,
il fallait procéder
autrement,
en raison même de son rapport
analogique de ressemblance avec la « réalité » ?
C'est
cette intuition que j'ai eu devant le campanile d'Arezzo.
Et s'il ne fallait pas partir de la technique (apprendre à tenir
une caméra,
apprendre les codes et le vocabulaire retenus indispensables
pour faire une image) mais de la chose que nous voulons
filmer sans la séparer de notre relation à elle ?
Comment faire exister le
campanile et pas seulement apprendre à l'encadrer ?
Bien sûr il faudra auparavant s'entendre sur le mot existence.
Il ne faudra pas prendre tout de suite la caméra, mais d'abord
aller voir et éprouver le temps vécu
avec cet objet. En architecture, ce que j'ai ressenti à Arezzo,
c'est la différence
que certains architectes-théoriciens ont établi entre
un fait urbain et un objet architectural.
En plan large ou même
moyen, le campanile est un fait urbain, chargé de temps, passé et
futur, à la fois témoin et sœur Anne (“Sœur
Anne, ne vois-tu riens venir ?). En plan rapproché, il
est seulement un objet architectural. Très rapproché,
il s'anthropomorphise, avec un chapeau pointu, le nez et
les yeux (comme un Pinocchio
perché), il n'est
plus campanile. Accompagné(s) par
cette vision phénoménologique, on pourra décider
comment on le filmera selon ce qui nous intéresse (pour le dire
très grossièrement, un documentaire sur l'architecture
toscane ou un film dans lequel (qu'il soit étiqueté fiction
ou documentaire, peu importe) c'est un senti, un « saisi
par » qui nous intéresse. On pourra même se
risquer à essayer
de mêler les deux…
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Mercredi 14 février 2007
Fait urbain
Aldo ROSSI, L’architecture
de la ville(1966), In folio éditions, 2001
http://fr.wikipedia.org/wiki/Aldo_Rossi
« …je veux parler de la
construction de la ville dans
le temps. » (p.11)
« Je considère l’architecture dans une
vision positive, comme une création inséparable de
la vie des citoyens et de la société où elle
se produit ;
elle est, par sa nature, collective. » (p.11)
« La ville de Florence est une réalité concrète ;
mais la mémoire de Florence et son image se chargent de valeurs
qui renvoient à d’autres expériences. Et cependant
l’universalité de son expérience ne pourra jamais
expliquer totalement cette forme précise, cette « chose » particulière
qu’est Florence. » (p.12)
« Il existe dans toutes les villes d’Europe de
grands bâtiments,
des ensembles construits ou des groupes d’édifices
qui forment de véritables parties de ville et dont la fonction
est rarement la fonction originelle.
Je pense par exemple au Palazzo della Ragione à Padoue. » (p.23)
« Où commence l’individualité de
cet édifice
et de quoi dépend-elle ? De sa forme probablement, plus
que de sa matière, même si celle-ci y a une grande
part ; mais aussi de ce que sa forme est complexe, organisée
dans l’espace et dans le temps. Nous nous rendons compte que
le fait architectural que nous examinons n’aurait pas la même
valeur s’il était, par exemple, de construction récente.
» (p.24)
« Il faudrait donc alors parler de l’idée
que nous nous faisons de cet édifice, de la mémoire plus générale
de cet édifice en tant qu’il est produit pas la collectivité ;
et du rapport que nous avons avec la collectivité à travers
lui.
Ce qui arrive aussi, c’est lorsque nous visitons ce monument,
ou que nous parcourons une ville, chacun de nous a une
expérience
différente, une impression particulière. Certaines
personnes détestent un lieu parce qu’il est lié à une
période néfaste de leur vie, alors que d’autres
lui attribuent un caractère heureux ; ces expériences
aussi, et la somme de ces expériences, constituent la ville. »
(p.24)
« Le choix de l’emplacement d’une construction
individuelle aussi bien que d’une ville avait une valeur
essentielle dans le monde romain classique ; la situation,
le site, étaient
gouvernés par le genius loci, par la divinité locale,
une divinité précisément d’ordre intermédiaire
qui présidait à tout ce qui se passait dans ce lieu. »
(p.141)
« Les plus grandes productions de l’architecture
sont moins des œuvres individuelles que des œuvres sociales ;
plutôt l’enfantement des peuples en travail que le jet
des hommes de génie, le dépôt que laisse une
nation ; les entassements que font les siècles ;
le résidu des évaporations successives de la société humaine ;
en un mot, des espèces de formations.
Victor
Hugo, Notre-Dame de Paris, III, 1. » (p.146)

Chartres (clic sur l'image)
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Vendredi 16 février 2007
Fait humain
Jean OURY ,« Les
concepts fondamentaux », intervention à Louvain
(Belgique) le 12 décembre 1997.
http://users.belgacom.net/PI-IP/IPteksten/TIP-archief/TIP_2_pp_1_18.pd
Jean Oury est très présent, un peu partout, sur le site. Mais on peut,
si l'on veut, découvrir
son séminaire par les prises
de notes mises en lignes.
Quand on travaille dans ce domaine
de psychothérapie ou de psychiatrie,
et qu’on est en face de quelqu’un, ou qu’on rencontre
d’autres dans un groupe, et bien on est en face de quelqu’un
et on en rencontre d’autres dans un groupe et c’est tout.
C’est-à-dire, on n’est pas là avec une bibliothèque
sur le dos. C’est pas ce qu’on a appris qui compte, c’est
ce qui va se faire. C’est cette dimension que j’avais développée
pendant un an au séminaire de Sainte-Anne, qu’on appelle
le pragmatisme, au sens de Charles Sander Peirce. Il faudra en parler
un peu. Ce n’est pas le pragmatisme au sens de William James. C’est
le pragmatisme qui fait que dans certaines situations on est, non pas
interrogé, mais on est là dans une certaine
présence.
Une présence de laisser advenir les choses,
ce qu’on dit
en allemand Anwesenheit. Dans une certaine présence où l’autre
va se manifester, si soi-même on est dans une certaine disposition.
Maldiney et puis Schotte diraient le site,
de site tout à fait
singulier où l’autre sent très bien qu’on est
là, et qu’on est pas encombré de citations. Par exemple,
c’est un peu ce que voulait dire Lacan qui répétait
toujours : il n’y a pas d’autre de l’Autre ;
dans le sens qu’il n’y a pas d’arrière, on est
là, ça veut pas dire que c’est frontal. Il n’y
a pas d’autre de l’Autre, c’est-à-dire que, quand
on répond à quelqu’un, on ne vas pas se mettre à calculer,
ou dire : attendez, attendez, il faut que je téléphone à mon
analyste-contrôleur, je vais lui demander ce qu’il pense.
Pendant ce temps-là, il se dit : mais qu’est-ce-que
c’est que ce type ? il a besoin d’aller se rassurer auprès
de son confesseur, ça ne va pas. Autrement dit, il n’y a
plus de confiance du tout. Cet aspect-là de prise, cette prise
avec l’autre qui est là, c’est ce qu’on appelle
en phénoménologie, en prenant par exemple Erwin Straus et
puis Maldiney, le paysage, être dans le paysage de l’autre,
pas en face mais être là, dans le paysage, et ne pas encombrer
l’autre avec tout ce qu’on peut avoir dans le tête.
Ce qu’on peut avoir dans la tête c’est des théories,
des choses plus ou moins bien apprises, et puis alors surtout des encombrements
personnels, ses fantasmes, ses histoires, ses engueulades avec tel ou
tel. Tout ça doit être déblayé. Ce que je décris
là très rapidement, il semble que c’est un exercice
que j’essaie de faire à chaque fois qu’il m’arrive
de parler comme ça et puis qu’il y a du monde.
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Dimanche 18 février 2007
Dans la présence, pas dans un
face à face
Qu' est-ce qui m'a fait rapprocher Aldo
Rossi et Jean Oury ?
Que pour parler de la ville et même d'un bâtiment
en particulier, l'architecte se réfère aussi à l'expérience,
au temps, à la mémoire. À
ce que nous ressentons dans le parcours d'une ville ou
la visite d'un monument. Tout cela m'a semblé proche
de ce que laisse entendre le psychiatre lorsqu'il parle
d'être dans
le paysage de l'autre :
non pas en face, mais dans une certaine présence.
Une présence qui permet de laisser apparaître, laisser
advenir les choses (que ce soit entre deux personnes
ou entre une personne et un lieu). Aldo Rossi citera
Victor Hugo qui désigne
les productions de l'architecture comme des formations :
donc, non seulement des formes mais des formes
en devenir, en mouvement. Comme on parle en psychanalyse,
de formations de l'inconscient, ou dans le domaine
de l'éducation,
de formation (mais fait-on bien la différence entre formation
et enseignement ?) .
Être dans le
même
paysage (dans
son séminaire
de Saint-Anne, Jean Oury emploie davantage cette expression
que « Être dans le paysage de l'autre »),
être dans le même paysage, donc, que ce que je filme
et non pas en face, cela va supposer des remises en questions énormes :
Cela va perturber la position, si ancrée dans notre culture
qu'elle semble naturelle, inscrite dans la nature même des
choses, celle qui oppose un
sujet et un objet.
Cela va nous amener aussi à revenir sur
nous-mêmes pour comprendre ce dont il s'agit lorsque nous
parlons de ressenti : quelle différence entre percevoir,
sentir, ressentir ?
Lectures
Sur les formations de l'inconscient, lire :
http://www.freud-lacan.com/articles/article.php?url_article=mjlapeyrere220902&rep=dossiers
Sur la différence entre forme et formation (en allemand Gestalt
et Gestaltung, lire :
http://www.gestalt.mgn.fr/livre/glossair.htm
http://www.cndp.fr/archivage/valid/74181/74181-11742-14885.pdf
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Lundi 19 février 2007
Percevoir, sentir, ressentir
En posant comme problème la question
sujet/objet pour me construire un chemin personnel, je n'ai
pas l'intention, bien sûr, de
fusionner les deux !
mais déjà de
repérer des contextes où ces deux termes sont employés :
des contextes qui peuvent me faire avancer sur ma propre
façon de faire des images et sur la façon de pouvoir parler
du faire des images dans un contexte de formation.
Je vais donc repérer des textes qui vont devenir mes outils
pour construire ce chemin. Je fais ici référence encore
une fois à Jean Oury et à sa manière de dire que
dans tous les domaines qui concernent l'humain (école, hopital,
prison, …), chacun se doit de forger
ses propres outils.
Je pose le premier outil :
« Erwin Straus
met à nu
dans le sentir un ressentir.
Ce ressentir n'est pas un retour du moi sur lui-même; il n'est
ni réflexion,
ni affection de soi par soi. Un tel retour impliquerait,
en effet, un moi séparé, faisant fonction de sujet et
opposé à un objet qui serait en face. “Le sujet
du sentir, le sentant, n'est pas un sujet isolé et solitaire
qui, à partir
de sa propre conscience de soi, projette et saisit un monde
comme transcendant.”. (Erwin
Straus, Du sens
des sens)
La polarité sujet-objet, d'un sujet qui s'objecte le monde et qui
en même temps se dinstingue du monde-objet, par le redoublement
intérieur de la conscience de soi, n'est pas niable, mais elle
est seconde, et n'est possible qu'à partir d'une situation plus
originaire : celle du sentir.
Avec le percevoir,
qui est le premier niveau de l'objectivation,
nous sommes déjà sortis du sentir.
[…] La vue, l'ouïe, les autres sens ne nous procurent pas
seulement des impressions sensibles ayant valeur
représentative.
Mais ces mêmes couleurs et ces mêmes sons qui nous introduisent
aux objets disposent de notre Stimmmung et
de notre comportement, selon des lois déterminées qui donnent
le ton à notre
Umwelt et
mettent, pour ainsi dire, notre réceptivité en
situation. Le moi du sentir est une réceptivité ouverte et
remplie. “Je
ne deviens qu'en tant que quelque chose arrive, et il arrive quelque chose
(pour moi) qu'en tant que je deviens.” (Erwin
Straus)
On peut parler de l'être à… du sentir comme d'un être
avec le monde plutôt
que d'un être au monde. “L'acte de présence
du sentir sensible — et par conséquent le sentir sensible
en général — est le vivre d'un être avec qui
se déploie
en direction du sujet et de l'objet” qui ne deviendront
tels qu'après coup. »
Henri MALDINEY, « Le dévoilement de la dimension esthétique
dans la phénoménologie d'Erwin Straus » (1966),
in Regard, Parole, Espace, L'Âge d'Homme, 1973, p.136.
Autres Lectures
Sur "forger ses propres outils", le texte de Jean Oury
« Le pré-pathique et le tailleur de pierre »,
(qui est aussi une introduction à des notions que je vais essayer
de faire entrer dans ce carnet), téléchargeable
sur le site de la revue Chimères :
http://www.revue-chimeres.org/pdf/40chi04.pdf
Sur la Stimmung, des propos très personnels du cinéaste
Jean Rouch :
http://raymonde.carasco.free.fr/presse/amie_la_stimmung.htm
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Samedi 24 février 2007
L'objet : l'événement
de la rencontre
D'où me vient ce questionnement autour
de ces deux termes : objet et sujet ?
Déjà dans le sentiment que lorsque j'émets des points
de vue, des opinions, des hypothèses, ce n'est pas exactement
moi qui parle, et même pas du tout, mais plutôt la
culture dans laquelle je baigne et qui agit en moi.
D'où la nécessité de prendre parfois le temps de
suspendre son jugement pour se demander d'où il vient. Que
ces pensées partagées pas tous et jamais remises en question,
prises comme des évidences, nous brouillent
la vue (mais c'est
une image) et nous empêchent de travailler à fond.
Ainsi de ce mot, “objet”, trop vite associé à l'objectivité scientifique…
Mais Jean Oury dit cela bien mieux que moi :
« Le
mot “objet”...
Jarry : “L’objet aimé” ?
Corneille : “Rome, unique objet de mon ressentiment” ?... D’où vient
ce mot ? L’objet, chez Lacan, a-t-il
le même sens ? Sans réflexion préalable,
tout en lisant Lacan, on pense à l’objet au sens de “l’objet
aimé” ou
de “l’unique objet de mon ressentiment” ; à moins
qu’on ne l’assimile à l’objet des sciences dites “objectives”, lesquelles posent l’objet
en face, toujours
en face ; mais
en face de quoi ? Il
serait opportun de reprendre quelques passages d’un texte
de Johannes Lohmann (“Le rapport de l’homme occidental
au langage”)
qui démontre qu’il y a eu fracture dans l’évolution
de la pensée, vers les XIIIe et XIVe siècles, fracture
qui a permis aux sciences dites “objectives” de se
développer,
du fait de la séparation entre le sujet et l’objet. (“Plus
le Moi s’éprouve lui même comme le point de départ
de la pensée, plus le langage est objectivé” ...
“Entre le subjectivisme radical des Temps Modernes,
et la forme de pensée
grecque originaire, se trouve une forme d’existence, dans laquelle
la forme du langage devient un mode du comportement
humain”.
J. Lohmann).
L’objet, c’est d’abord ce qu’on
rencontre.
On est bien tranquille dans une nébuleuse narcissique...
et on rencontre — par hasard, comme toujours — quelque
chose qu’on
va appeler un “objet”. C’est un “ événement”. L’objet, au sens traditionnel, c’est un mixte de cette
rencontre (tugkanon) et du dicible (lekton). Il
s’agit donc
encore d’un objet “non objectivé”.
C’est
l’objectivation c’est à dire une sorte de coupure
projetée qui fait qu’il y a un “objet” distinct
et qu’on va pouvoir l’étudier. L’objet s’oppose
alors au “sujet ” ».
Jean OURY , « L'objet
chez Lacan »
L'article est télécharcheable sur le site de Michel Balat :
http://www.balat.fr/article.php3?id_article=68
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Vendredi 16 mars 2007
L'image-délégué
Je change apparemment de « piste »,
mais peut-être pas vraiment, et je n'ai pas encore
les moyens pour m'en assurer.
Quelques photos prises pour passer le temps sur un
quai de gare me donnent l'occasion de revenir sur la
question du temps et
du montage à l'intérieur
du plan, si ce n'est que cette fois-ci il s'agit de
photos.
Je voulais seulement, sur ce quai de gare, à une heure assez
matinale, essayer d'oublier le froid piquant
malgré le soleil. J'ai été attirée par la
lumière sur la “fontanella" (nous sommes dans une gare
un peu périphérique à Florence)
et j'ai voulu voir ce que mon téléphone portable pouvait
faire avec des rapports d'ombre et de lumière si contrastés.
Les rails me sont apparues sur l'écran complètement brûlées
et j'ai essayé de garder cet effet tout en intégrant dans
la photo le quai encore à l'ombre et le léger effet lumineux
sur la fontanella.
Depuis que j'utilise du matériel numérique, je cherche
souvent à travailler avec des parties de l'image complètement
brûlées (j'ouvre parfois même le “diaph” pour
l'accentuer). Je sais bien que c'est un peu comme une "revanche",
par rapport au temps où je filmais avec la Paluche, une caméra
vidéo dont le tube cathodique est si sensible que le
moindre reflet peut le tacher pour toujours. Je
devais donc en tenir compte et trouver malgré tout « l'image
juste ».
Avec les caméras munies de CCD, j'expérimente
autrement la recherche de l'image juste.

photo 1 : je découvre mon ombre et celle de la fontanella sur les
rails brûlées : cela me satisfait mais je trouve “de
trop”, l'ombre du bord cadre supérieur. Je recommence.
photo 2 :
L'appareil n'en fait qu'à sa tête et je découvre un
corps dont je ne voulais absolument pas conserver la trace ! Ce
corps me gêne mais je dois m'avouer qu'il modifie peut-être
l'image dans un sens intéressant. Je résiste beaucoup à cette
pensée qui modifie mon souhait d'imiter la photo 1, mais sans l'ombre
supplémentaire du bord cadre supérieur, qui d'ailleurs est
encore là ! Je recommence.

photo 3 : Nouvelle surprise. La photo est plus
ou moins ce que je cherche à obtenir et pourtant, cette fois encore,
il y a comme une certaine déception. C'est cette déception
qui me surprend : j'ai la fontanella, les rails et les deux ombres
et je ressens comme une perte. Comme si je m'étais habituée à une
certaine image brouillée par des éléments considérés
initialement comme inopportuns. Qu'est-ce que c'est que cette habitude ?
Je retourne aux deux images précédentes et je les compare
avec celle-ci. Je prends en considération chaque élément
de l'image qui m'importe (la fontanella, les rails brûlées,
les différentes ombres, désirées ou non), d'une manière
singulière, je veux dire : dans leur singularité.
J'ai l'impression de « sentir » le
temps de chaque élément :
mon temps à moi, qui n'est pas le même que celui de la fontanella,
qui n'est pas le même que celui de cet homme inconnu qui
a traversé le quai de cette gare.
Après le moment de la photo,
chaque élément continuera son chemin et vivra son temps respectif.
L'image obtenue ne vient plus seulement considérée dans son
rapport de ressemblance avec ma perception du monde extérieur et
la représentation que je m'en suis faite.
Elle devient un support qui
me donne accès à ce rythme engendré par
des rencontres considérées du point de vue du temps et non
plus seulement du point de vue de l'espace. En me donnant
accès à ces temps, je pourrais dire qu'elle vient à leur
place, qu'elle les représente, qu'elle en devient le « délégué
». Tout cela serait impossible sans le contact avec le visuel de
l'image, bien sûr, mais
je la considère
selon une économie
différente.
Comment nomme-t-on ce type de rapport ?

photo 4 : J'ai donc composé des images, avec
l'aide de mon téléphone
portable, qui doivent leur valeur à des
rapports de temps différents
(ce sont les temps qui sont différents). L'image pulse ! Je
m'habitue aussitôt à une
certaine représentation visuelle et je résiste beaucoup
lorsque cette représentation est modifiée, lorsque les temps
différents s'accordent autrement m'offrent un montage
différent.
Je tente alors une quatrième photo. Je cherche à faire
une image qui ne serait le support que du temps d'un
seul élément, celui de la fontanella. Cette tentative sera
toujours forcément, elle aussi, insatisfaisante, car il y a toujours
des éléments si minimes soient-ils qui vivent leurs temps
respectifs.
Et pourtant, et pourtant… il me semble que je reviens à mon
campanile d'Arezzo filmé de près.
Pour les trois premières photos, j'ai cherché, consciemment,
des rapports entre des éléments, des lumières, sans
savoir où ça allait me mener, mais tout de même :
j'ai cherché des rapports. Et j'ai découvert un montage
de temps dans une seule image,
au lieu de considérer ces photos comme des instantanés pris
dans le temps du calendrier.
Dans la quatrième photo, j'ai
seulement voulu fixer l'image d'un objet. Je me suis limitée à la
« représentation—ressemblance—imitation ».
Je n'ai pas considéré la
fontanella dans son temps d'existence. J'ai oublié la « représentation—délégation »
.
Je fais à ce stade une hypothèse — abductive — :
si l'image me semble moins digne d'intérêt, ce n'est pas
une question d'échelle de plan, parce que j'aurais cherché comme
je pouvais à isoler
la fontanella, à en faire un plan plus rapproché. Il doit
bien y avoir une façon de faire des gros plans avec des rapports
de temps différents.
Je pense que j'y suis arrivée avec
le visage dans les gros plans-séquences de L'instant fatal.
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Vendredi 21 février 2009
L'image que l'on se fait de soi-même
« On peut quand même dire
que ce qu’on entend ici par ce grand Autre, c’est un lieu dans lequel le sujet
peut se repérer, c’est un lieu à partir duquel il pourra
se reconnaître, c’est le lieu qui organise et son histoire
et sa présence et la possibilité qu’il peut avoir de
faire des projets.
[…]
Il me semble que c’est par l’intégrité de ce
grand Autre qu’il y a possibilité d’accession quotidienne à ce
qui fait l’étoffe même de l’existence, cad l’imaginaire,
l’image qu’on se fait de soi-même,
ce que Freud appelait le moi
idéal ; dans la
ruine du mélancolique, c’est ça
qui est compromis. On a l’impression que, chez le mélancolique,
l’imaginaire défaille. Ce qui est en question, c’est
ce qui se passe au niveau du miroir, au niveau de la phase
du miroir. Et du fait de cette défaillance, la
fonction de l’image va être
petit à petit remplacée, substituée par une représentation.
Cette représentation n’est pas une image ;
c’est
parce qu’il y a défaillance
de l’image qu’une
sorte de coupure, de barrière, de non-articulation
s’instaure
entre le registre de l’image dont le moi idéal n’est
qu’un aspect, et le registre symbolique de l’idéal du
moi. Il me semble que cette
désarticulation entre le moi idéal
et l’idéal du moi fait que cet idéal va rester en dehors,
comme forclos, non efficace dans l’existence. On
ne peut vivre que protégé par l’imaginaire et cette
sorte d’enveloppe
est nécessaire pour la mise en forme, la mise en consistance de
toute existence.
J’avais essayé, l’année dernière à Milan,
d’exposer très rapidement quelque chose au sujet de ce que
j’avais appelé le « point d’horreur ».
Je voulais dire par là que le miroir et toute sa fantasmagorie et
toute sa méconnaissance, qui fait figure de reconnaissance, n’étaient
là que comme défense contre ce point d’horreur. J’avais
appelé ce point, reprenant une expression qui, à mon avis,
correspondait assez bien à ce que je voulais dire, le point de catalepsis,
dans le sens renouvelé de Zénon d’Alexandrie. Je l’appellerai
aujourd’hui, peut-être pour en donner une autre image, le point
d’Anaximandre, pour évoquer cette idée fameuse
que c’est là, à ce point précis qu’il
y a naissance et qu’il y a destruction… Il semble que le mélancolique
du fait de la défaillance de l’imaginaire et du système
de défense du miroir, soit livré directement à ce
point d’horreur, et pour s’en défendre, il va user
de la représentation à défaut d’imaginaire.
Il en est réduit à ce qu’on éprouve passagèrement,
dans certaines circonstances : cette sorte de sentiment pathique que
Freud avait appelé la « douleur d’exister »,
cette sorte de misère, de réduction au plus bas niveau de
l’existence, cette sorte de nécessité qu’il appelait
Not des Lebens ; autrement dit, le mélancolique est livré sans
protection à ce qui est l’essence même du traumatisme :
le sans-recours, l’Hilflosigkeit.
On peut dire qu’il est réduit à l’impuissance, à l’impuissance à se
tenir, que dans certaines catégories phénoménologiques
de la psychiatrie on appelle Haltlosigkeit. Cette impuissance à se
tenir semble être la base de l’existence mélancolique. À ce
niveau, on peut articuler quelque chose de l’ordre de la violence,
la violence à vouloir se tenir, qui va, jusqu’à l’extrême, à s’accrocher, à être érigé,
comme je le disais tout à l’heure, à propos du paysan,
entre ciel et terre ; debout, même artificiellement, ne serait-ce
que pour sauver l’honneur, sauver l’idéal, coupé du
reste.
On sait bien que ce point, cet idéal, cet idéal du moi, est
en relation énergétique constante avec le point de surgissement,
le point de catalepsis, lequel constitue une étape essentielle de
regroupement dans le narcissisme originaire..
Jean Oury, « Violence et mélancolie » (1977), Onze heures du soir à La Borde,
éditions Galilée, 1980, p. 321-323.
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