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AU COMMENCEMENT ÉTAIT L'IMAGE


 

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PRESENTATION DE L'ATELIER

[stage image, école Glacière (Paris 13), 26 mars 2004]

En mars 2003, Françoise Ligier, conseillère pédagogique de votre circonscription, m’a sollicitée pour participer au stage consacré à l’image qu’elle mettait en place en liaison avec votre école et son directeur, Pascal Servant. Je venais juste de terminer l’intervention dans une des classes de CM1, ici même. Je lui ai aussitôt proposé de préparer quelque chose sur cette récente expérience avec les élèves de la classe de Jean-Charles Authiat. Après le départ de Françoise, Catherine Cugnet qui l’a remplacée a confirmé sa demande pour ma participation à ce stage.

J'ai déjà eu l'occasion, ces dernières années, d'intervenir plusieurs fois dans la classe de Jean-Charles. Nous savions, avant de commencer, que notre «tandem» fonctionnait. Je lui ai proposé le projet, également soumis à l'accord du directeur de l'établissement. Nous nous sommes rencontrés deux fois avec Isabelle Laboulbène des Cinémas indépendants parisiens qui ont apporté leur soutien financier à cet atelier et qui avaient déjà soutenus mes précédentes interventions dans votre école. Il n'est pas inutile de rappeler que tous les élèves de l'établissement participent régulièrement aux projections organisées par les CIP.

Ce type d'atelier faisant une grande part à l'improvisation calculée, il est absolument nécessaire d'impliquer l'enseignant dans la préparation du projet. Une “connivence” (y compris, théorique) est indispensable.

J’ai donné à cette intervention de l’an passé un titre annonçant une approche qui déborde le cadre du cinéma :

« Au commencement était l’image »

Effectivement, le travail avec les élèves peut être considéré comme un lent processus pour ajouter des qualificatifs au mot « image ». En concluant par l’image « cinématographique », même si les trois films ont été projetés en vidéoprojection et que seul l’un d’entre eux a été tourné sur pellicule.

Cela demande une explication.
Que ce soit dans mon travail personnel de création, ou dans mon activité d’enseignement, je considère le terme « cinématographique » à partir de son étymologie : kinesis : mouvement et graphein : écrire, dessiner ou peindre. Cinématographique : Ecrit, inscrit en mouvement. Je m’intéresse, au départ, à l’image telle que produite par la technique cinématographique. Je vais bien sûr aussi m’intéresser au cinéma en tant que phénomène artistique et culturel, mais ce n’est pas de là que je pars. Je pars plus en amont. Produire une image mouvante. Etre face à une image mouvante.


Questions de méthode

Avant d’en arriver au récit de cette expérience, il est nécessaire d'en préciser le contexte.

Ce contexte, c’est une certaine méthode de travail que je vais présenter rapidement autour de 4 points.

I Questionner simultanément l’objet d’étude et la méthode d’approche

Si je me pose des questions sur le cinéma, inévitablement je questionne, en même temps, ma façon de le questionner. Les moyens, les outils, les modes de pensée auxquels je fais appel pour le comprendre. Que ce soit l’esthétique, la philosophie, la sémiologie, etc. Les outils sont en général des disciplines.

Mais je ne peux pas me contenter d’un savoir plus ou moins spontané sur la discipline en question, je dois aussi comprendre comment elle agit. Ce qui veut dire me mettre à lire des textes qui n’ont plus rien à voir avec le cinéma mais avec mon outil. Cela équivaut un peu à modeler pour son propre usage des outils qui peuvent servir à d’autres que moi, ou à d’autres usages. Dans tout ce que je vais lire, je vais faire des choix, ceux que je considère les plus riches pour comprendre mon objet d’étude, en l’occurrence l’image cinématographique, qui du coup va se trouver au cœur d’un vaste champ de réflexions de pensées, parfois contradictoires, d’ailleurs.

II Ouvrir le champ

De ce premier principe découle un second : «Ouvrir le champ».

Je vais replacer le cinéma dans un contexte plus large … de plus en plus large … qui va être celui d'une anthropologie du rapport à la connaisance et aux savoirs.

Penser le cinéma dans son rapport à la connaisance va prendre notamment la forme de «penser à fond». C’est une expression que j’ai trouvé chez un philosophe italien contemporain, Umberto Galimberti. Pour lui, c’est notamment « plonger jusqu’aux racines, en fouillant le fond où s’implante l’enracinement ». Pour moi cela signifie interroger, questionner notre culture. Cela passe par un questionnement du langage. Ce que véhiculent, sans que nous en soyons conscients, les mots que nous employons quotidiennement et qui modèlent nos pensées.

Ainsi le mot «action».

Nous sommes dans une culture de l’action, de l’agir, de l’efficacité. Nous le devons paraît-il aux Romains pour qui l’être se définit dans l’agir. Ce souci de l’efficacité, de privilégier ce jeu de forces, ce «pouvoir» sur, nous entraîne parfois vers un peu trop de rapidité, de précipitation, qui va de pair avec une forme d’ « oubli » de prendre le temps de penser « à fond », de travailler le contexte, le tissu où s’inscrivent à la fois nos façons de penser et d’agir. Travailler le contexte, c’est à la fois, plonger jusqu’aux racines et repérer les influences de traditions même très lointaines qui peuvent encore être manifestes, vives, pour renouveler nos points de vue et se donner la possibilité de nouvelles actions.

III Poser des situations d’expérience

Les deux points précédents établissent des liens entre notre objet, l’image cinématographique et notre rapport au savoir en général.

Cela conduit assez logiquement à mettre en place des situations où l’on va pouvoir mettre en acte, mettre en pratique une façon de travailler qui a besoin du passage par l’expérience, au double sens du terme : comme vécu, comme essai. C’est dans l’expérience, dans la mise en évidence d’obstacles, dans la validation ou l’invalidation d’hypothèses que notre réflexion «abstraite» va trouver de quoi s’alimenter.

Cette façon peut heurter parce qu’elle va à l’encontre d’une certaine tradition dans notre rapport au savoir.

Spécialement en France, on a eu tendance a distinguer la production de savoir (réservé à la recherche) de la transmission (la tâche de l’enseignement). Traditionnellement, on enseigne ce qu’on sait.

Dans une situation d’enseignement, il y a trois pôles l’enseignant, l’élève, le savoir à enseigner que l’enseignant a pour charge de transmettre à l’élève. En posant que le savoir peut s’élaborer, parfois dans une certaine parité entre les partenaires du groupe de formation, au sein de situations d’apprentissage, que la pratique peut nourrir celui qui a traditionnellement vocation de maitrise du savoir, cela abaisse les frontières entre l’enseignement et la recherche. Il faudrait voir si l’introduction des techniques informatiques dans l’enseignement ne va pas dans ce sens.

IV Inverser la demande

Comment décrire sous cette nouvelle configuration une situation de «formation» ?

On se retrouve face à deux modalités de formation : formation par transmission d’un savoir, formation par production de savoir, par la recherche. Les deux peuvent cohabiter.

Mais il y a autre chose.

On parle toujours en matière d’apprentissage, de transmission, passage, comme si il y avait quelque chose qui se déplaçait depuis l’enseignant pour aller se loger chez l’enseigné. On utilise le même verbe pour parler de corps conducteurs qui peuvent faire passer, transmettre le courant électrique, ou de maladies transmissibles. Cette métaphore de vases communiquants nous empêche peut-être d’être sensible à d’autres aspects en oeuvre dans la rencontre, dans la «co-présence» enseignant/enseigné.

Il n’y a rien qui «passe» de matériel. Et pourtant «il» se passe quelque chose.

Il y a une expression qui est réservée je crois aux petites classes : les activités «d’éveil».
Dans une situation d’apprentisage, en tant que formatrice, je cherche à faire découvrir quelque chose, tout en sachant que je vais aussi moi-même peut-être découvrir quelque chose. Mais c’est moi qui initie le mouvement. C’est moi qui suis en demande : «J’ai envie de vous faire découvrir quelque chose», ou bien «que nous découvrions ensemble quelque chose». Mais si le mouvement ne s’inverse pas et ne devient pas : «Nous avons envie de découvrir quelque chose», l’effort des deux parties concernées risquera d’obtenir un faible résultat.

Il faut arriver à mettre en place des dispositifs qui inversent le sens de la demande. A la fois au niveau du collectif mais aussi au niveau de la singularité de chaque membre du groupe, des élèves pour le groupe « classe » en l’occurrence.


Questions de rencontre

«Au commencement était l'image» est né sur ce terreau méthodologique mais aussi de la rencontre avec un texte.

«Il en va tout à fait différemment lorsque l’on envisage l’image dans sa totalité en y distinguant deux composantes — des figures et un support —, et lorsque, loin de considérer les premières comme seules décisives, on s’attache d’abord au second. Il apparaît alors que l’écriture est née de l’image dans la mesure où elle-même était née auparavant de la découverte — c’est-à-dire de l’invention — de la surface : elle est le produit direct de la pensée de l’écran. Cette pensée est aussi essentielle à l’aventure humaine que l’ont été celles de la parole et de l’outil. C’est elle qui a créé la géométrie comme elle a créé l’image. Elle procède par interrogation visuelle d’une surface afin d’en déduire les relations existant entre les traces qu’on y observe et, éventuellement, leur système.»
(Anne-Marie CHRISTIN, L'Image écrite ou la déraison graphique, Flammarion)


Anne-Marie Christin propose la thèse suivante :

En Mésopotamie ou en Chine, il y a quelques milliers d’années, les hommes ont commencé par observer le ciel étoilé (des mythes en témoignent) pour comprendre ce qu’ils pensaient être un message venu de l’au-delà, venu des dieux.

Le ciel a été le premier support, le premier écran, frontière et passage tout à la fois, qui séparait l’Humanité de cet au-delà invisible, mais en même temps lui permettait de communiquer avec lui. L’homme a donc été, selon Anne-Marie Christin, lecteur-voyant avant d’être locuteur.

Sous l’influence de notre système alphabétique (hérité des Grecs et des Romains), notre culture a privilégié la part phonologique de l’écriture (une lettre/un son)au détriment de sa part visuelle (ce qui se «donne à voir» à partir d’un support).

L’image a fini par devenir, sur le modèle de la lettre, simple arrangement de figures, le support (et donc l’espace entre les figures) ayant perdu toute fonction.

Comme toute thèse, elle est contestable, criticable. En tout cas, elle est stimulante. Elle va peut-être nous aider à aborder des notions très courantes et pourtant pas forcément évidentes comme celle de « représentation », du fait de leurs sens multiples. Commencer à repérer ce qui dans ce concept, relève de la présence, de l’aspect, et ce qui relève de la signification, de la « lecture » de ce qui se «donne à voir», par exemple.

Je suis donc partie de là : l’image, c’est, non pas des figures sur un fond, mais des figures et un «support-espace-surface».

Immédiatement, cela me permet de faire des rapprochements avec le cinéma.

«Mon idée, dont j'ai parlé à l'époque avec Langlois, c'est que Lumière a d'abord pensé à projeter des images, puis à les enregistrer. C'est dans ce mouvement que le cinéma a été inventé. Cela part de la projection et de la peinture.»
(Jean-Luc GODARD
, Art press, décembre 1980)

«La fin, c'est l'écran qui n'est q'une surface.»
(Robert BRESSON , Notes sur le cinématographe, Gallimard, 1975)



Prendre contact avec les élèves

Avant la première séance, j'ai transmis à Jean-Charles Authiat un dossier pour chaque élève (27). A l'intérieur d'une chemise colorée, ils ont trouvé deux documents : une lettre collective et une photo couleur (format 21x29,7) d'un ciel étoilé.

Premier contact: je suis «en demande». Je vais leur donner quelque chose pour tenter d'instaurer une situation d'échange et pour qu'ils se mettent eux-mêmes en situation de «demande». Rien n'est joué. Il y a du risque.
Pour amorcer notre sujet, la question de l'image comme figure et support je joue sur le «visible» de la lettre : couleur du papier, des caractères, typographies différentes. Tous les élèves vont lire le même texte mais voir une image différente. Nous allons pouvoir immédiatement travailler à partir de leur réactions.

La photo distribuée est celle figurant au début du très bel ouvrage Histoire de l'écriture, de l'idéogramme au multimedia, sous la direction d'Anne-Marie Christin, publié chez Flammarion. Pour le site, j'ai fait un lien avec une image similaire.

Voici le texte de la lettre :

Paris, le 20 janvier 2003

Bonjour,

Je m’appelle Annick Bouleau. Je travaille au Centre national de la Recherche Scientifique à Paris.
Je m’intéresse à la façon dont nous découvrons les choses, comment nous apprenons, ce qui aiguise notre curiosité, etc.
De temps en temps j’ai besoin d’en parler et de réfléchir avec d’autres personnes.
J’ai demandé à Jean-Charles si je pouvais cette fois-ci le faire avec vous et venir dans votre classe pour vous rencontrer, vous connaître, et vous proposer de faire un certain travail ensemble.
Je viendrai la première fois jeudi 23 janvier 2003, dans l’après-midi. Nous commencerons par faire connaissance.
Avant de venir, je vous envoie cette lettre accompagnée d’un document, comme un petit cadeau pour la nouvelle année.

A jeudi.

Annick