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Le
rythme, l’image,
la forme, le sensible
Émile Benveniste, «La
notion de 'rythme' dans son expression linguistique»,
in Problèmes de
linguistique générale 1, Paris, Gallimard,
Tel, 1966, p. 332-335.
« …Les citations suffisent amplement à établir :
1° ruthmos que ne signifie jamais ‘rythme’ depuis
l’origine jusqu’à la période attique ;
2° qu’il n’est jamais appliqué au
mouvement régulier des flots ; 3° que le
sens constant est ‘forme distinctive ; figure
proportionnée ; disposition’, dans les
conditions d’emploi les plus variés. […]
Ce sens établi, on peut et il faut le préciser.
Pour ‘forme’, il y a en grec d’autres expressions
[…]
ruthmos, d’après les contextes où il est donné,
désigne la forme dans l’instant qu’elle
est assumée par ce qui est mouvant, mobile, fluide,
la forme de ce qui n’a pas consistance organique :
il convient au pattern d’un élément fluide, à une
lettre arbitrairement modelée, à un péplos
qu’on arrange à son gré, à la
disposition particulière du caractère ou de
l’humeur. C’est la forme improvisée, momentanée,
modifiable. Or, rein est le prédicat essentiel
de la nature et des choses dans la philosophie ionienne depuis
Héraclite,
et Démocrite pensait que, tout étant produit
par les atomes, seul leur arrangement différent produit
la différence des formes et des objets. On peut alors
comprendre que ruthmos, signifiant littéralement ‘manière
particulière de fluer’, ait été le
terme le plus propre à décrire des ‘dispositions’ ou
des ‘configurations’ sans fixité ni nécessité naturelle
et résultant d’un arrangement toujours sujet à changer ».
[Benveniste écrit bien évidemment les mots grecs
en grec!]
Andreï Tarkovski, « De la figure
cinématographique », Positif,
n°249, décembre 1981, p.35.
Le rythme du film se crée en fonction du caractère du temps qui
s’écoule dans le plan; ce n’est pas la longueur des morceaux
montés qui le détermine, mais le degré de tension du temps
qui suit son cours dans ces morceaux. Le “collage” ne peut déterminer
le rythme ; ici, le montage, dans le meilleur des cas, n’est rien
d’autre qu’un indice de style. Qui plus est, le temps s’écoule
dans un film non pas grâce à eux mais malgré eux. À condition,
bien entendu, que le réalisateur ait saisi correctement, dans les morceaux
séparés, le caractère de l’écoulement du temps
fixé dans les plans non assemblés se trouvant devant lui sur les étagères
de la table de montage.
Henri Maldiney, « Rencontre avec Henri Maldiney,
par Annabelle Gugnon », Chimères, n°44,
Automne 2000, Clandestins, p. 170-174.
« Une œuvre d’art, c’est le sens de la forme, forme
antérieure à tous les signes. Une forme diffère radicalement
d’un signe, d’une image. Un signe : une flèche par exemple,
elle est là, je peux aussi la mettre ailleurs, le signe reste le même.
Une image aussi. Mais une forme, il n’est pas possible de l’extraire
de l’œuvre sans la détruire parce qu’une forme est autocréatrice
de son espace qui est son lieu. Il y a identité entre la forme et le lieu
parce que justement ils sont tous deux issus en même temps du même
rythme. Une forme n’est pas une image. Quand on identifie une forme, en
disant “ceci a la forme d’un bras ou d’un visage, d’une
maison, d’une colline ou d’une rivière”, il s’agit
de la dimension imageante de la forme. De même si je dis “un cercle,
une ellipse, un carré”, ce sont des dimensions descriptives :
il leur correspond des structures toutes faites.
La forme, elle, n’est que l’énonciation de la structure tandis
que dans une forme artistique, la seule dimension de la forme c’est le
rythme qui n’est réductible à rien d’objectif. Le rythme
vous l’existez et vous existez en même temps que lui. Le rythme est
un existantial, ce n’est pas un objet. Et vous êtes au rythme mais
vous n’êtes jamais devant lui, c’est pourquoi il y a autant
de rythmes que d’œuvres, toujours uniques. Il n’y a pas d’eurythmie.
La preuve c’est qu’il n’y a pas de notation du rythme. Comment
le noter ? On ne peut indiquer le rythme que par un autre rythme. Comme
ceux qui dirigent une chorale : pour faire entendre, ils font le geste.
Une notation est représentative et on ne peut représenter que des
objets. Le rythme n’est pas un objet. Vous ne pouvez pas plus le représenter
que le temps. Et vous ne pouvez pas donner de signe de l’espace lui-même
parce que ce n’est pas un espace mesurable avec une règle, c’est
un espace sensible. »
Georges Didi-Huberman, Du jour au lendemain, émission
de France-Culture, 1999, entretien avec Alain Veinstein.
« …un des problèmes les plus intéressants dans
l’œuvre de Pascal Convert : comment dans une œuvre d’art,
ne pas s’épancher, ne pas raconter sa vie, ne pas faire toute une
histoire avec ses affects, mais comment non plus ne pas croire être complètement
détaché de tout… […] comment produire une forme qui
ait une intensité mais que cette intensité soit
impersonnelle…
Voilà ! Tout l’enjeu de ça c’est d’essayer
de voir comment se construit une œuvre intense : en tant qu’elle
est intense, elle nous concerne, donc elle est fatalement anthropomorphe, elle
parle du sujet, elle parle de notre histoire, de l’existence, de tout ce
que vous voudrez ! mais elle est complètement impersonnelle. Voilà,
c’est ça qui m’intéresse.
Ici, on touche à des problèmes, des grands enjeux, à mon
avis, de la critique d’art, de l’esthétique aujourd’hui.
C’est-à-dire comment échapper au dilemme de l’épanchement
affectif d’un côté, qui souvent ne parle que de celui qui
regarde et pas du tout de l’œuvre, et il faut respecter l’œuvre,
et comment dans un autre sens, toucher à ce qui a été nommé par
des phénoménologues comme Erwin Strauss autrefois, ou même
en France comme Henry Maldiney, la dimension pathique : pathique,
pathos mais le pathos non pathétique, le pathos des
Grecs. Pathos, ça
veut dire subir : le pathos dont parle Euripide quand il dit : nous
devons apprendre par l’épreuve, pathei mathos.
C’est ça
l’enjeu : revenir à une sorte d’esthétique de
l’empathie mais qui ne soit pas une empathie psychologique qui ne soit
pas une empathie des souvenirs d’enfance ! de tout ce qui m’arrive !
dans ma vie ! mes histoires d’amour ! … ce qui compte,
c’est comment tout ce qui nous arrive devient une forme. »
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